Il y a quelques semaines, nous avons publié ici une courte recension du livre de Pierre Milza, par l’historien Jean-Baptiste Noé. Un autre historien, Yves Chiron, nous a écrit depuis pour nous dire qu’au contraire, il n’avait pas aimé ce livre. Comme ce site a pour principale ambition, depuis sa création, de promouvoir un débat d’historiens sur la question Pie XII, nous publions cette nouvelle recension tirée de son bulletin ALETHEIA.
Dans l’édition, et plus particulièrement en histoire, sont publiés deux types de livres : ceux que l’auteur propose à son éditeur (avant ou après les avoir rédigés) et ceux que l’auteur a écrits sur une suggestion de son éditeur. Ces derniers ouvrages, dits « de commande », ne seront pas de mauvais livres si l’auteur a la compétence pour les écrire et s’il y consacre le temps et la rigueur nécessaires.
À l’évidence, le Pie XII que Pierre Milza publie chez son éditeur habituel, est un livre de commande. Malheureusement, le résultat est plus que décevant.
Pierre Milza, ancien professeur à l’École des Sciences politiques, où il a dirigé le Centre d’histoire de l’Europe du XXe siècle, est un spécialiste de l’Italie contemporaine et de l’histoire des relations internationales. Les biographies de Mussolini (1999) et de Garibaldi (2012) qu’il a publiées font référence et ont été traduites en italien.
En s’engageant, sans doute à la demande de son éditeur, dans la rédaction d’une biographie d’Eugenio Pacelli, devenu Pie XII, Pierre Milza restait dans une période et un pays qu’il connaît bien, mais il s’aventurait dans un monde – l’Église catholique – et dans des problématiques d’histoire religieuse qui lui étaient très largement étrangers. Dans les dernières pages de son livre, il reconnaît, incidemment, qu’il est « non-spécialiste de l’histoire religieuse » (p. 445). Cette limite reconnue, il aurait dû – ou son éditeur aurait dû – faire relire son manuscrit par quelque lecteur plus familier de l’Église et de son histoire. Cela aurait évité la publication de bourdes, d’erreurs et d’approximations calamiteuses qui parsèment tout le livre :
- Le cardinal Pecci (le futur Léon XIII) aurait créé « en 1859, dans son diocèse de Pérouse, une académie pontificale romaine de Saint Thomas Aquin, destinée à enraciner dans les esprits la pensée du moine italien [sic] » (p. 35). Une Académie pontificale, comme son nom l’indique, ne peut être établie que par le pape, celle-là fut fondée en 1879 à Rome par Léon XIII.
- Le moderniste Alfred Loisy est présenté comme « un élève de [Mgr] Duchesne » (p. 45), ce qu’il ne fut jamais, ni chronologiquement, ni intellectuellement.
- « Sous-secrétaire aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires depuis mars 1911, Pacelli était devenu secrétaire adjoint l’année suivante, tandis que son mentor, le cardinal Gasparri, qui occupait le poste depuis plus de dix ans, était élevé au rang de cardinal secrétaire d’État » (p. 55). La chronologie est embrouillée et il y a confusion dans les fonctions : Pacelli est nommé pro-secrétaire de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires le 20 juin 1912 et secrétaire le 1er février 1914 ; Gasparri, nommé secrétaire aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires le 23 avril 1901, est créé cardinal en 1907 et n’est nommé secrétaire d’État que le 13 octobre 1914.
- Le cardinal Merry Del Val n’a pas été « congédié sans ménagement » par Benoît XV. Lorsque celui-ci est devenu pape, comme il arrive souvent au début des pontificats, il a nommé un nouveau secrétaire d’État et il a nommé l’ancien, le cardinal Merry Del Val, secrétaire de la Congrégation du Saint-Office, fonction éminemment importante (équivalente aujourd’hui à celle de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi).
- Particulièrement incompréhensible est le passage suivant : « Gasparri doit publier à son tour une ”interview” du journaliste français qui sera publiée dans le Corriere d’Italia et dont le brouillon conservé dans les archives du Vatican, est très clairement de la main d’Eugenio Pacelli » (p. 62). Il s’agit en fait de ce qu’on a appelé l’ « affaire Latapie » : le journaliste français Louis Latapie a publié le 22 juin 1915 dans La Liberté un long article qui se présentait comme le compte-rendu d’un entretien avec Benoît XV. L’article fit grand bruit, fut contesté dans son authenticité et le cardinal Gasparri y répondit par une interview accordée au Corriere d’Italia le 28 juin.
- On s’amuse à trouver successivement mention d’un « Monsignore Uditore » (p. 86), d’un « Monsignor Uditore » (p. 89), et même d’un « Mgr Auditeur » (p. 91), pour désigner le même personnage : Mgr Schioppa, auditeur à la nonciature de Munich.
- On cherchera en vain à identifier qui est ce « cardinal Emmanuel » (p. 106) qui aurait qualifié de « chef d’œuvre de diplomatie et de science juridique » le concordat signé entre la Bavière et le Saint-Siège le 29 mars 1929.
- la rencontre secrète entre le cardinal Gasparri, secrétaire d’État, et Mussolini n’a pas eu lieu « en janvier 1923 », sous le pontificat de Pie XI (p. 124), mais en juillet 1921, sous le pontificat de Benoît XV.
- le cardinal Pacelli est présenté (p. 172) comme l’auteur d’une lettre pastorale datée du 3 janvier 1937 qui, en réalité, a été rédigée et publiée par les évêques allemands.
- « toutes les églises d’Allemagne (plus de 1100)… » (p. 178) : chiffre bien faible, évidemment erroné, qu’on peut, peut-être, mettre au compte d’une erreur de lecture.
- À trois reprises, Pierre Milza nous parle du « cardinal Inninzer [sic] » (p. 195), pour Innitzer. Et il affirme que c’est « dans l’Osservatore romano » (p. 195) qu’Innitzer, archevêque de Vienne, a publié une lettre pastorale incitant le fidèle et le clergé autrichiens à accepter l’Anschluss. Ce n’est bien sûr pas dans le journal du Vatican qu’Innitzer a publié sa déclaration tant contestée et, au contraire, Pie XI l’a obligé à faire une rétractation publique.
- le cardinal Maglione est présenté comme « en poste à Paris » (p. 209) lorsque Pie XII le nomme secrétaire d’État en 1939, alors que Maglione a quitté ses fonctions de nonce à Paris en 1935, lorsqu’il a été créé cardinal.
- Pierre Milza parle de « l’échec des tentatives [de paix] engagées par Benoît XV avant et pendant la Première Guerre Mondiale » (p. 220), regrettable bourde puisque Benoît XV n’est devenu pape qu’un mois après le début de la guerre et qu’auparavant il n’a en rien été mêlé à quelque tentative diplomatique pontificale pour empêcher la guerre.
- les fidèles du diocèse de Toulouse sont présentés comme étant, en 1942, « pour une bonne part de ruraux, souvent analphabètes » (p. 278). Pierre Milza se trompe, au moins, de siècle.
- Pierre Milza dit que Pie XII, en 1945, « continue de nager quand il en a l’occasion – Rome présente à cet égard des commodités dont jouissent peu de capitales européennes », « mais, ajoute-t-il, Pie XII n’a guère de temps à consacrer à cette activité, pas plus qu’il n’en a pour répondre aux invitations d’amis cavaliers appartenant à l’aristocratie romaine » (p. 374-375). Là on n’est plus dans l’erreur factuelle, on est dans la sornette : imagine-t-on Pie XII nageant ou caracolant en 1945 !
- « la Pologne, la Slovaquie, la Lituanie ou encore la Hongrie » sont décrits, en 1945, comme des pays abritant « de fortes minorités catholiques » (p. 398) alors qu’il s’agissait, à cette époque, de pays très majoritairement catholiques.
- Pierre Milza nous parle du « père Laraona [sic], un jésuite, secrétaire de la Sacrée Congrégation des Religieux » (p. 410). Il s’agit du P. Larraona, clarétin, qui sera créé cardinal en 1959.
- le dogme de l’Immaculée Conception est présenté comme « formulé lors du premier concile du Vatican convoqué par Pie IX qui siégea en 1870 » (p. 412), alors qu’il l’a été par le seul Pie IX en 1854.
- la principale voyante de Fatima est appelée « Lucia dos Passos » (p. 434), alors qu’elle se nommait Lucia dos Santos.
- le Sacré Collège est ainsi présenté à la fin du pontificat de Pie XII : « le nombre des monsignori est tombé à treize d’un âge moyen de soixante-seize ans, ce pour assumer vingt et un sièges de rang cardinalice » (p. 438). Phrase incompréhensible, pour décrire une réalité bien connue : à la mort de Pie XII, le Sacré Collège ne compte que 53 cardinaux (effectif nettement inférieur au nombre maximal fixé à 70 par Sixte Quint).
- le futur Jean XXIII est qualifié de « cardinal » en 1941 (p. 444), alors qu’il n’a été créé cardinal qu’en 1953.
Des lacunes incompréhensibles
Hormis ces erreurs factuelles, dont la liste n’est pas exhaustive, il y a une déficience dans l’information, surprenante de la part d’un historien éminent. On n’insistera pas sur les incohérences de la bibliographie où manquent, entre autres, les ouvrages nombreux et utiles de Sœur Margherita Marchione ; le Pio XII. L’Uomo e il pontificato (1876-1958) publié par le Comité pontifical des Sciences historiques en 2008 ; l’essai très important de Sandro Magister, La Politica vaticana e l’Italia 1943-1978 (Rome, 1979).
Les sources, elles, sont d’une indigence stupéfiante. Pierre Milza n’a consulté aucun fonds d’archives, ni français ni du Vatican. Les rapports et les dépêches des ambassadeurs de France près le Saint-Siège pendant les pontificats de Pie XI et de Pie XII sont facilement consultables aux archives du Ministère des Affaires étrangères. Si les Archives Secrètes Vaticanes ne sont pas encore ouvertes aux chercheurs pour la plus grande part du pontificat de Pie XII, elles le sont pour les pontificats antérieurs où le futur Pie XII a exercé d’importantes responsabilités. Les historiens sont loin d’avoir exploré tous ces fonds qui, d’année en année, s’enrichissent grâce à leur classification et leur indexation.
Certains de ces fonds des Archives Secrètes Vaticanes concernant Pie XII ont été publiés : Inter Arma Caritas (Archivio Segreto Vaticano, 2008), recueil de documents, en 2 volumes, sur l’Office d’information sur les prisonniers de guerre créé par Pie XII ; I « Fogli di udienza » del cardinale Eugenio Pacelli, Segretario di Stato (Archivio Segreto Vaticano, 2 vol. parus à ce jour, 2010 et 2014), constitués des très abondantes notes prises par le cardinal Pacelli au sortir de chacune de ses audiences avec Pie XI. Qu’un biographe de Pie XII ignore ces deux sources documentaires est incompréhensible.
Reste la méthodologie hasardeuse de ce livre. Il se veut une biographie complète, et comprend un chapitre sur l’enfance, la jeunesse et la formation du futur pape. Mais on constate assez vite que l’auteur s’est surtout intéressé à l’attitude du Secrétaire d’État puis du pape face au communisme et surtout face au régime hitlérien et à la persécution des Juifs. Les nombreuses analyses consacrées à ces sujets ne sont pas toujours très claires, mais on ne peut que rendre justice à l’auteur de conclure au terme de son ouvrage à « un non-lieu pour Pie XII » (p. 448) concernant son supposé « silence » face au génocide juif.
En revanche, les semblants de chapitres consacrés au pontificat de Pie XII en tant que tel sont d’une indigence rare. L’auteur s’est focalisé sur quelques épisodes : les « visions de Pie XII », la question des prêtres-ouvriers (dossier qu’il ne maîtrise pas du tout), la supposée « révolution des couvents » que Pie XII aurait engagée en septembre 1952… et qui n’a jamais existé.
Il méconnaît tout le reste : les réformes liturgiques ; le schisme de l’« Église patriotique chinoise » ; la politique missionnaire (poursuite de l’indigénisation de l’épiscopat, internationalisation du Sacré Collège, encyclique Fidei donum) et de nombreux autres sujets.
En fait, des actes du pontificat de Pie XII (innombrables encycliques et discours, constitutions apostoliques, etc.), Pierre Milza n’a rien lu ou presque rien. Il semble ne pas connaître – du moins il ne les a ni utilisés ni cités – les Actes de S.S. Pie XII (Bonne Presse, en 20 volumes) ou les Documents pontificaux de S.S. Pie XII (Éditions Saint-Augustin, en 15 volumes).
Bref, à cause de ses imperfections trop nombreuses et de ses oublis importants, on peut se passer de la lecture de ce Pie XII. Pour une vue d’ensemble, large et honnête, on peut renvoyer au Pie XII du vaticaniste Andrea Tornielli (Tempora/Éditions du Jubilé, 2009, 809 p. – lien Amazon). Pour une étude de la politique de Pie XII pendant et après la guerre, étude fondée sur de nombreuses sources d’archives, on renverra à Pie XII, Diplomate et pasteur (Cerf, 2003 – lien Amazon) de Philippe Chenaux, professeur à l’Université pontificale du Latran.
La meilleur biographie sur Pie XII est le livre d’Andrea Tornielli parue en 2009 aux éditions du Jubilé