« Dieu est rouge » : l’exemple du père Zhang Gangyi

Dieu est rougeEglise d’Asie : l’écrivain chinois Liao Yiwu vit en exil à Berlin depuis 2011. Durant les années 1980, il est un poète majeur de l’avant-garde chinoise quand un de ses poèmes, « Massacre », à propos de l’écrasement du printemps de Pékin, le 4 juin 1989, le fait basculer dans la dissidence. Libéré en 1994 après quatre ans de prison, il mène ensuite une vie d’errance, voyant ses livres interdits par la censure. Devenus l’un des écrivains chinois les plus lus clandestinement dans son propre pays, L’Empire des bas-fonds (Bleu de Chine, 2003), saisissante galerie de portraits, puis Dans l’empire des ténèbres (François Bourin Editeur, 2013, réédité chez Books Editions), récit de son séjour dans les prisons chinoises, le font connaître du public occidental. Interrogé sur le caractère double de ses livres, à la fois témoignage et œuvre littéraire, il répond qu’avant de faire de la prison, l’aspect qui primait pour lui était la littérature. Après la prison, témoigner est devenu central. « Dans un pays comme la Chine, dire la vérité prend la première place. Si l’on met en balance littérature et recherche de la vérité, le principal est sans aucun doute de trouver les moyens par l’écriture de rendre le mieux compte de cette réalité », expliquait-il dans Courrier International en janvier 2013. Le mois dernier, Liao Yiwu était de retour en France pour la publication de son livre Dieu est rouge. Ecrit en 2011, publié en février 2015 par Books Edition et Les Moutons Noirs, ce livre est le récit des rencontres faites par Liao Yiwu avec des chrétiens du Yunnan, du Hebei, de Pékin et de quelques autres régions en Chine.

Parmi ces rencontres, celle du Père Zhang Ganguyi,envoyé par Pie XII dans un camp de prisonniers au tout début de la guerre…

Zhang Gangyi a toute une histoire. Il est né en 1907 dans une famille de catholiques du village de Xincheng, dans le canton de Xiyang, sous-préfecture de Sanyuan, province du Shaanxi. À l’âge de dix-huit ans, il est entré au petit séminaire de Tongyuanfang, une des premières bases du catholicisme implantées dans le Shaanxi. Vers 1930, il a été choisi par des franciscains italiens parmi les élèves du séminaire du Sud du Shaanxi, à Ankang, pour aller se perfectionner au siège italien de l’ordre des Franciscains. Il a commencé à étudier en 1932 ; trois ans plus tard, il prononçait ses premiers vœux et le 15 août 1937, jour de l’Ascension, il était ordonné prêtre. Peu après, la Seconde Guerre mondiale a éclaté et le pape Pie XII a choisi d’envoyer Zhang Gangyi comme aumônier dans un camp de prisonniers de guerre.

À l’époque, l’Italie de Mussolini était une grande caserne. Il fallait montrer ses papiers partout. Le prêtre Zhang a été arrêté, et lorsqu’on l’a interrogé, il a déclaré dans un anglais fluide : « Je suis un missionnaire et non un prisonnier de guerre. » Mais on lui a répondu : « Vous venez d’un pays ennemi, vous êtes donc un prisonnier de guerre. » Il a argumenté : « À part Satan, Dieu n’a pas d’ennemis. » L’homme a répliqué en riant : « Dans l’état de guerre actuel, il n’y a rien d’autre que Satan ; le Vatican a été décrété zone interdite. »

Zhang Gangyi s’est donc retrouvé, lui, missionnaire chinois, au milieu de plusieurs milliers de prisonniers de guerre alliés anglais, américains, dans ce camp, cerné de hauts murs, de grillages, avec des systèmes d’alarme, des miradors et projecteurs comme on en voit dans les films sur la Seconde Guerre mondiale. Il n’a pas été long à devenir célèbre car, sans se soucier de sa situation humiliante, il passait ses journées à psalmodier la Bible, priant de tout son cœur et se rendant utile à tous. Il tenait compagnie aux blessés et aux malades, sans épargner sa peine ni craindre les reproches ; en outre, chaque semaine, il disait la messe dans sa cellule, priant Dieu de mettre fin à la guerre et de permettre aux prisonniers de rentrer chez eux. Mussolini lui-même entendit parler du « prêtre chinois » et voulut le rencontrer. C’est ainsi que le destin tragique du prêtre Zhang a brusquement changé : on l’a extrait de sa cellule et il est effectivement devenu l’aumônier en titre du camp. Il pouvait bavarder librement avec n’importe quel détenu, ce qui lui a permis d’échapper provisoirement à sa situation terrifiante, de se rapprocher du paradis et d’atteindre une joie spirituelle pure. À la fin, les gardiens du camp lui faisaient confiance et le respectaient ; au point qu’ils lui laissaient parfois les clés des cellules.

Après la reddition italienne, en 1943, le camp passa sous le contrôle des Allemands, et à la fin de l’année 1944, Zhang Gangyi apprit que quelque quatre mille prisonniers de guerre allaient être fusillés. Par une nuit d’orage, tandis que la foudre déchirait les nuages, il libéra les détenus en leur disant : « Vous êtes les enfants de Dieu. Nul autre que Jéhovah n’a le droit de vous priver de votre liberté ! Suivez-moi et fuyons cet enfer. Rentrez chez vous et retrouvez vos proches. Tous les êtres vivants sont égaux, Dieu est avec vous. » Il prit la tête des prisonniers qui s’emparèrent des armes des gardiens. Ils coupèrent l’alimentation électrique et prirent la fuite.

Que lui est-il alors arrivé ?

D’après ce que l’on peut lire sur Internet, il a été repris par les nazis et condamné à mort. Il devait être fusillé le 15 janvier 1945, à 8 heures. Juste avant l’exécution, il fut sauvé, comme par miracle, par une intervention aérienne des Alliés. Il est ensuite resté caché au Vatican pendant trois mois environ, jusqu’à la fin de la guerre. Mais j’ai entendu dans le Shaanxi une autre version, plutôt pittoresque, que je n’ai pu vérifier. Elle dit ceci. Quand les prisonniers se furent échappés, le père Zhang a enfilé la robe d’une femme du coin, s’est coiffé d’un foulard à fleurs et, ayant accompli sa mission, a continué son chemin vers le Saint-Siège. Il a pris le train en direction de Rome. Il a fini par franchir la frontière avec le Vatican et par s’y réfugier. Puis il a pénétré dans la basilique Saint-Pierre par une porte dérobée. Caché derrière des colonnes, il a vu entrer un diacre et l’a suivi en catimini en traversant diverses salles immenses. Le diacre marchait à grands pas, la tête haute, sans jeter le moindre regard de côté. Le père Zhang, courbé en deux, cavalait derrière, le souffle court. Tout à coup, il a perdu de vue le diacre, qui avait tourné dans un couloir de ce véritable labyrinthe que constitue l’ensemble de la basilique, de la chapelle Sixtine, de la bibliothèque et des appartements pontificaux. Le père Zhang se demandait où il avait bien pu passer, quand soudain quelqu’un lui a fait un croc-en-jambe et l’a jeté à terre. En fait, le diacre s’était aperçu qu’il était suivi et croyait avoir affaire à une femme de mœurs légères. Aussi a-t-il été terriblement surpris quand, arrachant le foulard à fleurs que le père Zhang portait sur la tête, il a découvert la vraie nature de celle qui gisait à terre. « Est-il possible, s’écria-t-il, que tous les hommes portent ça en Orient ? »

Le père Zhang, qui n’était pas d’humeur à plaisanter, s’est relevé, les yeux gonflés de larmes. S’efforçant de se calmer, il a raconté en anglais son parcours et exposé l’objet de sa mission. Une demi-heure plus tard, le diacre pleurait lui aussi. Ils se sont étreints longuement, puis le diacre a conduit le père Zhang dans un local voisin de la place Saint-Pierre afin qu’il puisse se laver, se changer et prendre un repas avant d’aller, en hâte, rendre compte au pape.

Le soir même, Pie XII a reçu officiellement le père Zhang Gangyi et bavardé en privé avec lui jusque tard dans la nuit. Il a lui aussi fondu en larmes et, après un long moment, il a dit à son hôte, en lui tapant sur l’épaule : « Zhang, restez donc ici pour servir Dieu. »

Le père Zhang s’est levé pour répondre au pape : « Je remercie Sa Sainteté pour cette faveur, mais Zhang n’a accompli que la moitié de sa mission. Permettez-lui de rentrer dans son pays, afin de propager l’Évangile de Dieu auprès de ses compatriotes plongés dans l’ignorance. »

Le pape a insisté : « Distingué Zhang ! Servir au Vatican, c’est aussi une mission ! »

Le père Zhang s’inclina : « J’obéirai à l’ordre de Sa Sainteté jusqu’à la fin de la guerre et étudierai jour et nuit. Ensuite, je m’en retournerai ; le Vatican n’est pas seulement une ville, son domaine spirituel s’étend sur l’Occident comme sur l’Orient. Partout où se rend un missionnaire, des miracles peuvent se produire. »

Par la suite, le père Zhang a repoussé les invitations réitérées du pape à rester. Dans le mois où la Seconde Guerre mondiale a officiellement pris fin, il a fait ses bagages pour se préparer à rentrer au pays. Au moment où il quittait le Vatican, le gouvernement italien de l’après-guerre a envoyé une voiture à son intention. Comme il avait accompli une action d’éclat en libérant des prisonniers de guerre, il a été décoré de la médaille de héros de première classe de l’Etat. Il a également été invité à dire une messe dans une grande église du centre de Rome, afin de prier pour le repos de l’âme des personnes de différentes couleurs tombées pendant la guerre.

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