Antonio Nogara raconte, dans le journal officiel du Vatican, L’Osservatore Romano, en italien du 6 juillet 2016, « cette nuit de 1944… quand le substitut se précipita chez le directeur des Musées du Vatican ». Les alliés venaient de confirmer le plan de Hitler d’enlever Pie XII, déjà connu du pape grâce à l’ambassade d’Allemagne. Un témoignage oculaire important et inédit, traduit intégralement par Constance Roques pour Zenit, et reproduit ici.
Dans la Rome, « ville ouverte » de 1943 et 1944, le langage habituel recourait, avec une grande fréquence, aux mots s’éloigner, s’éclipser, se tenir en embuscade, se cacher, échapper, disparaître, en référence aux personnes, et cacher, masquer, camoufler, dissimuler, en référence aux choses ; des verbes qui se confrontaient aux noms d’arrestations, déportations, razzias, coups de filet, perquisitions et séquestrations, termes révélateurs de la situation difficile d’alors.
Malgré l’afflux de personnes déplacées en quête d’une aide et d’un refuge, la Ville surpeuplée semblait presque déserte. Promenades, réceptions et divertissements en général quasiment abolis ; les « sorties », parfois à la limite de l’aventure, étaient destinées à la recherche du strict nécessaire à repérer le plus près possible, en empruntant de préférence les chemins, ruelles et petites places où la contiguïté des magasins, porches et bifurcations offraient de plus grandes possibilités de se dissimuler ou des échappatoires.
Le soir, tout le monde à la maison, autour de radios grésillantes, de portée limitée ou troublée, le volume au plus bas, en quête d’informations, ou engagé, avec des proches et des voisins d’immeubles, dans des parties prolongées de « briscola », de « scopa » (jeux de cartes populaires, ndlt) et de jeux similaires, mais toujours l’oreille tendue pour percevoir le danger imminent dans le son suspect du pas cadencé d’une ronde, un ordre militaire sec, le bruit d’un véhicule, un coup de feu…
Les rassemblements indispensables pour des raisons vitales, prompts à se dissoudre au premier signal d’alarme, se formaient à l’abri des cantines publiques et des paroisses qui distribuaient des rations fournies par le vicariat ou par le Cercle de Saint Pierre qui, grâce à la générosité de la Société générale immobilière et à ses camions protégés par les drapeaux du Vatican – certains étaient aussi mitraillés, faisant des victimes parmi les chauffeurs – se trouvaient en Italie centrale (Ombrie et Toscane).
Dans l’attente des tours, l’anonymat et le caractère occasionnel des rencontres favorisaient les échanges de conversations de circonstance, banales et circonspectes, dans lesquelles la patience forcée commune se créait des moments d’exutoire par des interjections dont l’hyperbole sarcastique masquait souvent la protestation. Parmi toutes celles qui m’ont été rapportées, je fus frappé alors par celle de quelqu’un qui, racontant avoir assisté à des coups de filet systématiques et à des disparitions de parents et de connaissances, hasarda, d’un ton sournois : « il ne manquerait plus qu’ils nous emmènent le pape ! » L’expression, à la limite de l’imaginable, aurait eu l’effet voulu en se référant à la Coupole ou au Colisée mais, avec l’allusion au pontife, elle obtenait la plus grande efficacité, comme une malédiction dans la douleur, l’humiliation et l’effarement, réveillant dans le subconscient, croyant ou non croyant, la question angoissée : mais qu’en serait-il de Rome sans le pape, centre du christianisme ?
Le tourbillon des événements ne me détourna pas du souvenir de cette boutade, jaillie ingénument telle une effusion dans un moment de colère, mais pas si invraisemblable ni infondée du tout. Quelques semaines plus tard, le hasard allait m’en donner une preuve personnelle inattendue.
En 1921, étant donné les multiples charges qui étaient confiées à mon père Bartolomeo, outre la direction générale des Musées, le pape Benoît XV lui accorda, privilège convoité et exceptionnel pour un laïc marié avec des enfants, d’habiter dans le sacré Palais apostolique qui, avec les Musées, la Bibliothèque, les Archives et une partie circonscrite des jardins actuels, complétait le territoire du Vatican avant le Concordat et le traité du Latran de 1929. En dépit des meilleures dispositions de la part des officials compétents, l’exiguïté des lieux rendait difficile le repérage de locaux habitables et adaptés à un usage familial ; après plusieurs mois de recherche, l’attribution tomba sur un ensemble de salles abandonnées du Secrétariat des Brefs, donnant par deux amples baies vitrées sur le centre du bras central de la Troisième Loge, avec par derrière des chambres et des couloirs qui donnaient sur le corridor du Triangle. L’accès était à côté de l’ascenseur, qui fonctionnait à l’eau à cette époque et servait aussi les autres « loges » de la Cour Saint Damase.
Quand la Secrétairerie d’État était fermée, la Troisième Loge déserte devenait un déambulatoire idéal avec vue sur Rome d’un bout à l’autre, par beau temps comme par mauvais temps. Mes parents en profitaient le soir après le repas ; souvent je les rejoignais et plus d’une fois je les trouvai en train de converser avec Monseigneur Giovanni Battista Montini qu’ils rencontraient alors qu’il sortait, bien au-delà des horaires, de la Secrétairerie d’État pour rentrer dans son logement situé au dos de la Première Loge, non loin de l’appartement Borgia.
Les contacts de mon père, pour raison de travail, avec Mgr Montini étaient presque quotidiens et les rencontres vespérales répétées, devenues habituelles avec les années, avaient aussi pris une empreinte familière pour ma mère et pour moi. À part l’heure – il devait être vingt-trois heures – je n’éprouvai donc pas de surprise particulière lorsqu’à un moment avancé de la soirée, en plein hiver 1944, entre la fin janvier et les premiers jours de février, ayant entendu la sonnette de l’entrée, je me trouvai face à Mgr Montini qui, entrant rapidement et fermant immédiatement la porte dans son dos, me dit qu’il « devait » rencontrer « le professeur » d’urgence.
Embarrassé de me trouver en robe de chambre et en pantoufles, je le priai de s’asseoir dans le studio-bibliothèque et je courus chez mon père qui était déjà au lit sous deux lourdes couvertures, son bonnet de nuit sur la tête et un édredon sur les pieds. Le chauffage avait été interdit par manque de charbon et par respect pour les sacrifices imposés aux Romains par les circonstances ; la chambre, exposée au nord, était particulièrement froide.
Par les temps qui couraient, surpris mais non contrarié compte tenu du caractère d’urgence manifesté par un personnage connu pour sa discrétion, mon père se rhabilla prestement. Je ne me souviens pas comment je me suis occupé de notre hôte illustre jusqu’à ce que, plus rapidement que prévu, mon père apparaisse ; après un bref conciliabule entre eux deux, ils sortirent à la hâte : mon père emmitouflé tenant à la main le lourd trousseau des clés du Musée et de la Bibliothèque, Mgr Montini avec une torche électrique qu’il avait posée sur un coffre dans l’entrée, torche du type de celles dont étaient dotés les pompiers pour leurs rondes nocturnes.
Préoccupé pour la santé de mon père plus que pour les motifs de cette excursion qui avait clairement pour objet les musées, j’attendis avec ma mère le retour qui advint au bout de presque trois heures. Mon père, qui paraissait très éprouvé et transi, nous rassura laconiquement et, renvoyant le compte-rendu à de meilleures heures, se mit au lit avec détermination et l’air préoccupé.
Ce n’est que le lendemain après-midi qu’avec la recommandation de maintenir le secret absolu, mon père nous révéla que l’ambassadeur du Royaume-Uni, sir Francis d’Arcy Osborne, et le chargé d’Affaires des États-Unis, Harold Tittmann, avaient averti ensemble Mgr Montini qu’ils avaient eu vent, par leurs services militaires d’information respectifs, d’un plan avancé du Haut Commandement allemand pour capturer et déporter le Saint-Père sous le prétexte de le mettre en sécurité « sous la haute protection » du Führer. Auquel cas, considéré comme imminent, les forces alliées interviendraient immédiatement pour bloquer l’opération, y compris par des débarquements au nord de Rome et un lâcher de parachutistes. Il fallait par conséquent préparer aussitôt un refuge secret où le Saint-Père serait introuvable pour le temps strictement nécessaire, deux ou trois jours, à l’intervention militaire.
Telles étaient la substance et la portée de la démarche diplomatique anglo-américaine, confidentiellement exposée par Mgr Montini à mon père, mobile exceptionnellement dramatique de l’excursion nocturne, qui devait naturellement être gardée secrète. C’est dans ce but que, toujours selon le récit de mon père, la recherche commença cette nuit-là, de la Galerie lapidaire à l’escalier de Bramante et, de là, dans les locaux de la vieille Direction des Musées et annexes, autour de la Grande Niche, et de la cour octogonale jusqu’à la Cour de la Pomme de pin, sans négliger les pièces mineures servant de dépôts, débarras, vestiaires à adapter éventuellement ; mais malheureusement, la recherche autour de ces locaux s’avéra négative.
Excluant a priori, pour sa trop grande visibilité, la Pinacothèque et le bâtiment attaché à la nouvelle entrée, partiellement habité, et excluant les magasins des Marbres dont la structure les rendait inhabitables, une pause s’imposait. La recherche, jusqu’alors décevante, fut étendue à la Bibliothèque qui, ne présentant pas de solutions internes, inspira cependant à mon père, qui y avait travaillé plus de dix ans comme « scrittore » au début du siècle, l’idée de visiter aussi la Tour des Vents contiguë et la visite confirma les attentes.
La grosse tour massive et élégante, en état de semi-abandon, se révéla contenir un dédale de pièces, de couloirs, d’escaliers et de petites échelles, un mini-labyrinthe dans un emplacement favorable pour un trajet couvert et rapide à parcourir. Mgr Montini en sembla convaincu et conclut l’extraordinaire galopade en rentrant à la maison.
Il ne fait pas de doute qu’il s’est bien agi d’une galopade, vu le rythme de marche que Mgr Montini avait imprimé dans la fougue de sa recherche et auquel mon père, qui avait trente ans de plus que Montini, résista bien (Bartolomeo Nogara avait alors presque 76 ans, Montini 46). Mon père rappelait aussi que son illustre compagnon de galopade, malgré l’angoisse de la recherche, manifestait de temps en temps de brefs commentaires sur la beauté suggestive des œuvres d’art entrevues par intermittence dans un rayon de lumière, au cours de cette rapide recherche. Quant au choix définitif du refuge, mon père était personnellement convaincu du caractère improbable de la solution d’y recourir, s’agissant d’un expédient précaire, d’une sécurité relative et d’une validité dans le temps très réduite. Il avait aussi proposé à Mgr Montini un plan alternatif en réserve, à savoir d’étendre la recherche à la basilique Saint Pierre, avec ses tenants et ses aboutissants, souterrains compris, comme siège peut-être plus sûr dans la fâcheuse hypothèse de la séquestration du Saint-Père. Mon père conclut le compte-rendu, nous fixant d’un regard plein d’amour, par la phrase « Que Dieu nous aide », invocation qui était aussi une invitation : « Ne me posez pas d’autre question ».
Un long silence s’ensuivit, ma mère anéantie entre incrédulité et effarement, moi surpris par la tournure que prenaient à l’improviste des événements qui demandaient la recherche immédiate de solutions certainement à haut risque personnel, y compris pour les amis que nous avions aidés à se cacher au Vatican et que nous ne voulions pas abandonner. Outre le sort malheureux et humiliant du Saint-Père à qui nous étions liés par l’affection et la dévotion, planait sur nous la pensée oppressante qu’une visite des SS ne serait bénéfique pour personne, réfugiés juifs et non juifs, avec les mesures de rétorsion possibles sur les résidents ecclésiastiques et laïcs. Quelques semaines agitées se passèrent dans l’attente spasmodique autant que vaine de développements réconfortants de l’Opération Schingle, étant donné l’enchaînement d’informations contradictoires provenant de diverses sources autorisées elles aussi.
Je me souviens ensuite comme d’un jour de grand soulagement de celui où mon père, rentrant à la maison après une de ses visites presque quotidiennes à la Secrétairerie d’État, nous confia que le plan d’Hitler était déjà connu depuis longtemps du Vatican qui avait été alerté par des indiscrétions privées allemandes de personnes hostiles au plan en question. L’ambassade d’Allemagne elle-même aurait souligné à Berlin les inévitables réactions négatives parmi les populations catholiques, y compris dans les différents pays neutres. La folle opération redoutée n’aurait pas lieu grâce aux prises de position internes des autorités diplomatiques allemandes à Rome. Il est cependant certain que les appréhensions pour la sécurité du pontife ne prirent fin qu’après l’abandon de Rome par l’armée allemande.
La solution pacifique à cet événement ne dissipa nullement certains motifs de perplexité qui l’accompagnèrent et que nous ne pouvons négliger, puisque nous en parlons. Il est hors de doute que les informations apportées par les deux ambassadeurs alliés étaient d’une gravité telle, même par rapport à ce qui était déjà su, qu’elle incita Mgr Montini à s’activer aussitôt pour faire face immédiatement, à l’improviste, à une situation d’urgence. Il est aussi impensable que Mgr Montini n’ait pas aussitôt informé de la démarche diplomatique le cardinal Luigi Maglione, alors secrétaire d’État, sans exclure des consultations plus larges et plus hautes. L’intervalle d’environ quatre heures, entre ses remerciements aux deux ambassadeurs et la solitaire visite-intrusion chez Bartolomeo Nogara, trouverait son explication dans ces consultations internes préalables à la Secrétairerie d’État. L’assurance d’une intervention immédiate qui aurait libéré le pontife en l’espace de quelques jours firent sans doute affleurer des motifs d’incertitude et de scepticisme quant au très bref délai annoncé pour l’intervention militaire, comme sur la possibilité de s’opposer aux éventuels soldats allemands qui, certainement bien entrainés et préparés dans ce but, auraient agi à coup sûr en une demi-heure ou à peine plus.
Avec du recul, en reparlant de cette excursion nocturne avec les doutes qui l’accompagnèrent, mon père exprima sa conviction qu’en cette circonstance Mgr Montini, quelles que fussent ses estimations personnelles, s’acquittait d’un devoir avec les scrupules et le zèle qui le caractérisaient. Dans la situation dramatique de ces mois, la dénonciation conjointe des ambassadeurs des deux plus grandes puissances alliées ne pouvait en aucune manière être ignorée. Heureusement, l’exécrable événement fut conjuré, épargnant l’histoire de pages plus douloureuses que celles qu’elle avait déjà écrites en ces temps-là. Je considère aujourd’hui pratiquement partagée par tous la conviction exprimée par mon père que Pie XII, en raison de son sens élevé de la dignité, du caractère fort dont il a fait preuve en diverses circonstances et du sens élevé de l’honneur qui a toujours accompagné son magistère, n’aurait jamais admis de compromis en négociant sa propre sécurité contre des solutions incompatibles – même minimes – avec la dignité et le prestige du pontife et de l’Église.
L’évocation de souvenirs de cette période vécue intensément réveille encore en moi des émotions apaisées comme celle des amples baies vitrées de la Troisième Loge qui tremblaient au grondement cadencé des coups de canon sur le front, désormais proche des « Castelli Romani », annonçant des temps nouveaux qui allaient bientôt frapper à nos portes.