Qui a écrit, le 28 octobre 1940 : « Il n’y a pas la moindre trace de naziphilie au Vatican » ? La réponse est donnée par un article d’Histoire du Christianisme Magazine (HCM) n°44, paru en décembre 2008, que nous reproduisons ici, avec leur aimable accord. L’auteur, Yves-Marie Hilaire, est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Lille II, et a dirigé, entre autres publications, Histoire de la papauté (Tallandier, 1996).
Accrédités auprès du Saint-Siège, deux ambassadeurs français, Wladimir d’Ormesson, puis Léon Bérard, informent leurs supérieurs de l’état d’esprit du Vatican face à l’évolution de la guerre en Europe. On apprend qu’Hitler est considéré comme l’ennemi de la civilisation chrétienne et que le pape place tous ses espoirs dans la résistance britannique et l’aide américaine. L’attaque de l’URSS par les nazis, n’est en rien considérée comme une croisade.
Qui a écrit, le 28 octobre 1940 : « Il n’y a pas la moindre trace de naziphilie au Vatican » ? Wladimir d’Ormesson, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Qui a rapporté la phrase prononcée par Pie XII, le 21 août 1941 : « Je redoute Hitler encore plus que Staline » ? Léon Bérard, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Ces deux phrases sont extraites des rapports des deux ambassadeurs français qui vont se succéder auprès du Saint-Siège entre mai 1940 et août 1944 : Wladimir d’Ormesson et Léon Bérard. Leurs rapports sont disponibles aux archives du ministère des Affaires étrangères, série Z, Europe-Saint-Siège 1939-1945.
De mai à octobre 1940, Wladimir d’Ormesson suit la politique définie par ses supérieurs, Paul Beaudouin, ministre des Affaires étrangères et Charles-François Roux, secrétaire général de ce même ministère. Elle consiste à appliquer de façon minimale les clauses des armistices survenus les 22 et 24 juin 1940. Après l’entrevue de Pétain et de Hitler à Montoire, entre novembre 1940 et août 1944, Léon Bérard est le représentant d’un gouvernement qui pratique une politique de collaboration avec l’Allemagne. Lui-même anglophile, d’Ormesson constate qu’« il n’y a pas la moindre trace de naziphilie au Vatican » et que celui-ci est de plus en plus impressionné par la résistance anglaise de l’été 1940.
Bérard, lui, est très pétainiste. Il observe que l’opposition entre la doctrine de l’Eglise et le national socialisme est « irréductible» (lire p. 40 de ce numéro 44) et que le pape Pie XII «redoute Hitler encore plus que Staline». On ne fait donc aucune allusion à la « croisade » contre le bolchevisme dans les milieux dirigeants du Saint-Siège pour qui les persécutions à l’égard des confessions chrétiennes dans le Reich indiquent les mesures radicales qui seraient prises contre les Eglises au lendemain d’une victoire allemande (lire p. 50 de ce numéro 44).
Wladimir d’Ormesson, nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège par le gouvernement Paul Reynaud, se trouve bientôt, du fait de la déclaration de guerre de l’Italie à la France (10 juin 1940), enfermé dans l’Etat du Vatican. Si les quatre dirigeants du Saint-Siège avec qui il se trouve en contact, le pape Pie XII, le cardinal Maglione, secrétaire d’Etat, et les deux substituts de la secrétairie d’Etat, Mgr Montini (futur Paul VI) et Mgr Tardini demeurent lucides et profondément antinazis, plusieurs cardinaux, patriotes italiens et admirateurs de Mussolini, évitent de le rencontrer et lui font sentir qu’il est l’ambassadeur d’une puissance vaincue. Quelques jours après les armistices, le 29 juin 1940, Wladimir d’Ormesson rapporte les mots de Pie XII sur « le désastre sans précédent qui vient de s’abattre sur votre patrie ».
Le 5 juillet 1940, Ormesson note « l’extrême réserve dans laquelle le Saint-Siège se tient de plus en plus devant le déroulement des événements ». Il observe le 12 juillet 1940 que Pie XII craint des conditions de paix très dures pour la France avec la constitution d’un Etat flamand au nord et une frontière ramenée à la Meuse jusqu’à Besançon.
Le 21 juillet 1940, il constate que « l’état de guerre (avec l’Italie) a eu pour effet d’assimiler plus encore le territoire pontifical au territoire italien ». La politique italienne a établi une censure sur les correspondances pour éviter la transmission de renseignements d’ordre militaire.
Le 24 juillet 1940, après avoir rencontré Mgr Tardini, Wladimir d’Ormesson écrit : « Pour le Saint-Siège, le bolchevisme reste évidemment l’ennemi numéro un mais ceci ne le rend pas beaucoup plus indulgent pour le nazisme que l’on ménage parce qu’il est proche et qu’on le craint mais que l’on déteste. »
Attila motorisé
« A cet égard Mgr Tardini, qui appelle Hitler « Attila motorisé », me confiait également qu’il considérait que l’Espagne comme l’Italie étaient plus que jamais en ce moment entre les mains de l’Allemagne. »
La bataille aérienne d’Angleterre est particulièrement violente et acharnée en août et septembre 1940. A la fin de septembre, les Anglais demeurent maîtres des mers, l’aviation anglaise n’est pas détruite, l’aviation allemande a subi de lourdes pertes, et le débarquement allemand en Angleterre devient peu probable. Voici les observations de Ormesson pendant ces deux mois. Le 2 août 1940 : « Le cardinal Maglione évoque une guerre longue, croit voir des possibilités réelles de résistance de la part de la Grande-Bretagne. »
Vif éloge du roi et de la reine
Le 21 août 1940, Myron Taylor, envoyé du président des Etats-Unis, Roosevelt, est reçu par le pape : «Le pape estime que seule la résistance de l’Angleterre serait capable d’enrayer l’hégémonie allemande, et il n’a pas caché à Myron Taylor tout l’espoir qu’il mettait en elle», écrit encore l’ambassadeur de France.
Le 13 septembre 1940, Ormesson est reçu le matin par le pape. Il raconte : « Je demande quelle est la position actuelle de l’Eglise en Allemagne. Le pape répond qu’elle est aussi mauvaise que possible, que la déchristianisation s’y poursuivait avec méthode et avec une âpreté particulière en Autriche. (…) Le pape n’a pas caché l’admiration que lui inspirait la tenue morale de la nation britannique, malgré les bombardements auxquels elle est soumise. Il m’a fait un vif éloge du roi et de la reine restés dans la capitale et donnant l’exemple. Pie XII est manifestement impressionné par la résistance des Anglais. Le Saint-Père constate que la guerre anglo-allemande semble prendre une tournure que les puissances de l’Axe n’avaient pas prévue. »
Sur la question de la paix, « le Saint-Père m’a déclaré qu’à l’heure actuelle aucune possibilité n’existait à ses yeux d’intervenir entre les belligérants, la guerre était dans un stade aigu… Cette déclaration était si nette qu’elle coupe court aux bruits qui sont constamment lancés ici et là au sujet de l’action du Saint-Siège… J’ai l’impression que Pie XII reste passif devant les événements. » Le 1er octobre 1940, Ormesson rapporte que le pape a adressé un télégramme au roi et à la reine d’Angleterre pour les féliciter d’avoir échappé au bombardement sur le palais de Buckingham. Le 28 octobre 1940, Wladimir d’Ormesson livre son rapport d’ensemble sur sa mission. Concernant l’attitude du Saint-Siège, il écrit: « Elle est très favorable à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, nettement hostile à l’Allemagne, encore plus à l’URSS, affectueuse et désolée envers l’Italie. (…) La résistance de l’Angleterre a grandement impressionné le Saint-Siège. (…) Le Saint-Siège redoute avant tout le triomphe total de l’Allemagne. Pour l’Europe, pour l’Italie, enfin pour l’Eglise. (…) Le Saint-Siège a cru que l’Angleterre avait des atouts pour une négociation après la défaite française… Quand il a vu la résistance britannique s’affirmer, se prolonger, il a pensé que la Grande-Bretagne pourrait peut-être sauver bien davantage encore, le Vatican a placé tous ses espoirs dans cette résistance et dans l’aide des Etats-Unis. (…) Pas la moindre trace de naziphilie au Vatican : Hitler est vraiment considéré comme l’ennemi de la civilisation chrétienne. C’est « Attila motorisé », m’a dit un jour Mgr Tardini. »
« Croisade » contre l’URSS
Ormesson pense qu’« une seule chose pourrait modifier cette situation » (…) « C’est un changement radical d’attitude de l’Allemagne envers l’URSS et un conflit entre ces deux puissances. Le bolchevisme étant le principal ennemi de l’Eglise, l’Allemagne en serait réhabilitée. » Dans ce cas, il pourrait y avoir une éventuelle « croisade » contre l’URSS. Par ailleurs, Ormesson critique une certaine « timidité » de Pie XII (cf. l’impression précitée de passivité face aux événements).
Le 22 juin 1941 les nazis déclenchent l’opération Barbarossa. Trois millions d’hommes se ruent à l’assaut de l’Union soviétique. Le Vatican va-t-il changer sa ligne de conduite ? La correspondance de Léon Bérard, qui remplace Ormesson à partir de novembre 1940, va prouver le contraire, à mille lieux de l’hypothèse soulevée par ce dernier.
Le 22 février 1941, Léon Bérard rédige un grand rapport destiné à l’amiral Darlan et intitulé Le Saint-Siège et la guerre, rétrospective. Extraits : « Le Saint-Siège aperçoit une opposition foncière, théoriquement irréductible entre la doctrine de l’Eglise et celle dont s’inspire le national-socialisme » (quatre pages sur le sujet)…
Une abdication
Bérard rappelle ensuite l’encyclique contre le nazisme Mit brennender Sorge (1937) et la Lettre des congrégations romaines des séminaires et universités (1938) portant condamnation du racisme (lire p. 68 de ce numéro 44). Selon lui: « Le Saint-Siège estime que le nazisme tel qu’il s’est manifesté au monde implique une confusion totale du temporel et du spirituel. Et là-dessus, l’Eglise ne saurait transiger qu’au prix de ce qui serait à ses yeux une abdication.
Là-dessus l’accommodement équivaudrait pour elle à l’abandon d’une partie essentielle de sa doctrine et de sa mission… Le droit de l’Etat trouve une limite dans le droit de l’âme immortelle. (…) La parole du pape a rencontré une vive adhésion au cours de cette guerre (référence à l’importance du message de Noël y compris chez les protestants). »
Le 21 août 1941, deux mois après le début de la guerre germano-russe, dans une correspondance (courrier ordinaire), adressé à l’amiral Darlan, Léon Bérard note : « Un membre du Sacré-Collège (un cardinal, ndlr) a félicité le pape de ne pas avoir fait la moindre allusion à la guerre contre l’URSS lors de la remise des lettres de créance du nouveau ministre de Roumanie. (La Roumanie est en guerre contre l’URSS aux côtés de l’Allemagne, ndlr) Le pape a répondu au cardinal : « Soyez sans crainte, je redoute Hitler encore plus que Staline. » Bérard ajoute encore: « Cette appréciation est d’autant plus remarquable que le danger communiste n’a jamais cessé d’être au premier plan des préoccupations du Vatican. » Le 4 septembre, Léon Bérard rapporte à l’amiral Darlan un entretien avec Mgr Tardini : « Celui-ci fait état de la déception des puissances de l’Axe (en guerre avec la Russie, ndlr), surtout en Italie (…) du fait qu’aucune des paroles du Saint-Siège depuis deux mois ne contient pas une allusion à la « croisade » contre le bolchevisme. » Selon Bérard, Tardini se dit surpris par les lenteurs de la guerre en Russie. Il émet deux hypothèses : soit celle d’une victoire anglo-saxonne et russe, ce qui suscite chez lui quelques craintes, soit celle d’une paix négociée et transactionnelle.
De son côté, toujours selon Bérard, le cardinal Maglione ne cache pas son admiration pour le patriotisme, l’endurance et la ténacité du peuple anglais.
Le 21 janvier 1942, Léon Bérard rapporte les propos de plusieurs diplomates allemands en poste à Rome dans l’une ou l’autre des deux ambassades (auprès du Saint-Siège et auprès de l’Italie) : « Il n’y aura pas de place pour le Saint-Siège dans l’Europe de l’ordre nouveau. » Et plus loin : « On fera du Vatican un musée, aurait déclaré l’un d’eux et non des moindres. » Il ajoute encore : « Au Vatican, on ne se fait guère d’illusion : en pleine guerre, le fait que le régime hitlérien observe si peu de ménagements à l’égard des confessions chrétiennes dans le Reich… est considéré comme une indication des mesures radicales qui seraient prises au lendemain d’une victoire. »
Le 2 février 1942, Léon Bérard écrit au maréchal Pétain : (au Vatican) « On tient un compte minutieux des entraves et limitations que l’Allemagne a pu mettre aux libertés religieuses. » Non, décidément, l’Europe de l’ordre nouveau n’était pas celle du Vatican.