“Summi pontificatus” est la première encyclique de Pie XII, publiée quelques mois après son élection, alors que la guerre mondiale vient d’éclater. Le nouveau pape saisit donc l’occasion que lui offre son entrée en fonction pour donner, à travers les évêques, destinataires de la lettre, son interprétation du processus qui y a mené. Le 40e anniversaire de la consécration du genre humain au Sacré Cœur par Léon XIII, acte qui trouvera son achèvement avec la proclamation de la royauté universelle du Christ par Pie XI, lui offre l’occasion de poser un diagnostic et de prescrire la thérapie que devra envisager le monde d’après-guerre. A la lecture de ces pages, on ne peut manquer d’être saisi par l’étonnante actualité qui s’en dégage. A l’analyse de l’encyclique succèdera donc quelques notes sur son actualité.
- § 1 – Diagnostic
a) Le processus qui a mené à la guerre
Le point de départ, c’est la négation et le rejet d’une règle de moralité universelle, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale et dans les relations internationales, c’est-à-dire la méconnaissance et l’oubli de la loi naturelle elle-même, laquelle trouve son fondement en Dieu. Cette attitude résulte de l’abandon moderne de la doctrine du Christ qui a accéléré un mouvement de dissolution spirituelle.
Cette dissolution spirituelle de ce qui constituait jusque là un ordre tant social qu’international, liée à la laïcisation si vantée de la société a conduit certains régions d’Europe à la culture chrétienne si brillante (allusion transparente à l’Allemagne nazie) à connaître les signes toujours plus clairs, toujours plus distincts, toujours plus angoissants d’un paganisme corrompu et corrupteur. Les temps sont alors mûrs pour des conflits d’un genre nouveau. Nouveau, car les passions qui déchiraient autrefois l’Europe trouvaient leur limite dans le partage d’une même morale fondamentale, le « droit des gens ». Mais aujourd’hui des erreurs nouvelles aggravent les conflits.
b) Les erreurs nouvelles
1ère erreur : C’est l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité qui découle de la communauté d’origine de tous les hommes, de leur égalité de nature raisonnable, de leur commune destination surnaturelle par le sang d’un même rédempteur. Cette conception, qui découle de la révélation biblique, fait que les individus ne nous apparaissent pas sans liaison entre eux, comme des grains de sable, mais bien au contraire unis par des relations organiques, harmonieuses et mutuelles. Ce qui vaut au niveau de la société vaut aussi au niveau du genre humain tout entier. L’Eglise a montré dans son activité missionnaire, par exemple, qu’elle respecte chaque peuple : Ceux qui entrent dans l’Eglise, quelle que soit leur origine ou leur langue, doivent savoir qu’ils ont un droit égal de fils dans la maison du Seigneur. Cette affirmation de la fraternité universelle n’est pas en opposition avec l’amour que chacun porte aux traditions et aux gloires de sa propre patrie, et n’empêche pas d’en promouvoir la prospérité et les intérêts légitimes car en effet s’applique ici aussi le principe de la charité ordonnée. Néanmoins à travers elle le pape critique implicitement les politiques raciales et nationalistes qui dominent alors une partie de l’Europe.
2e erreur : C’est celle qui consiste à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême. En s’affranchissant d’un fondement transcendant, l’autorité civile se pose comme fondement ultime et par là s’autodivinise, appelant ainsi à l’idolâtrie. Mais ce faisant, elle ne s’aperçoit pas qu’elle fragilise les bases de son autorité, même si elle pense la renforcer en exerçant un contrôle accru de la société civile, en particulier dans le domaine de l’éducation. Là où est niée la dépendance du droit humain à l’égard du droit divin, là où l’on ne fait appel qu’à une vague et incertaine autorité purement terrestre, là où on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler des sacrifices. Le pape fait alors référence à nos sociétés techniques qui obtiennent des succès matériels capables de susciter l’étonnement d’observateurs superficiels. Mais vient un moment où triomphe l’inéluctable loi qui frappe tout ce qui a été construit sur une disproportion. Les empires matérialistes sont fondés sur une illusion, leur fragilité, pour ne pas être apparente, n’en est pas moins réelle. Considérer l’Etat comme une fin à laquelle toute chose doit être subordonnée et orientée ne pourrait que nuire à la vraie et durable prospérité des nations. Et c’est ce qui arrive quand un tel empire illimité est attribué à l’Etat, considéré comme mandataire ou non de la nation, du peuple, de la race ou encore d’une classe sociale. Là encore les allusions sont claires… Cette conception, poursuit le pape, est une erreur qui n’est pas seulement nuisible à la vie des nations, à leur prospérité et à l’augmentation croissante et ordonnée de leur bien-être : elle cause également du tort aux relations entre les peuples car elle brise l’unité de la société supranationale, ôte son fondement et sa valeur au droit des gens, ouvre la voie à la violation des droits d’autrui. L’autonomie absolue à laquelle aspirent certains Etats aboutit à une régression de la civilisation, à la suprématie de la force sur le droit, au cynisme en matière diplomatique. La configuration internationale qui en découle n’a que l’apparence d’un ordre, elle n’est qu’une violence imposée. Là encore les allusions sont claires.
- § 2 – Thérapeutique
a) Le principe
Le déclenchement de la guerre mondiale (le pape a une parole explicite de compassion pour la Pologne) démasque toutes les illusions d’un progrès indéfini laïcisé. Il fait aussi ressortir, par contraste, la vérité et la fécondité de ce christianisme dont l’Occident a eu le malheur de s’éloigner. Le pape nous met en garde : il ne faut rien attendre des armes pour établir un ordre plus juste. L’établissement de cet ordre ne pourra provenir que d’une rééducation spirituelle et religieuse. L’Eglise doit y contribuer d’une manière exemplaire : Il n’est rien dont Nous Nous sentons davantage débiteurs envers Notre charge et envers notre temps que de rendre, avec une apostolique fermeté, témoignage à la vérité. Ce témoignage, nous le remplirons toujours, animé de cette charité qui, tandis qu’elle souffre des maux qui tourmentent ses fils, leur en indique le remède. Le remède, le voici : A l’entrée du chemin qui conduit à l’indigence spirituelle et morale des temps présents se trouvent les effets néfastes d’un grand nombre d’hommes pour détrôner le Christ. (…) La reconnaissance des droits royaux du Christ et le retour des individus et de la société à la loi de sa vérité et de son amour sont la seule voie de salut.
b) Les remèdes
Ce programme constitue un véritable défi. Il exige une étroite collaboration du clergé et des laïcs, d’autant plus précieuse que dans certains pays l’activité du clergé est étroitement surveillée, voire empêchée. Là encore, l’allusion aux régimes totalitaires est transparente. Dans cette collaboration des laïcs une place spéciale revient à la famille en tant qu’avec l’individu elle est par nature antérieure à l’Etat, malgré les tentations de celui-ci pour contrôler l’éducation et à la faire servir à ses propres fins. Un tel détournement constituerait une injustice contre la jeunesse. Car la famille, caisse de résonance de toutes les dimensions de la vie sociale, est seule à même de favoriser un développement équilibré et harmonieux des forces physiques et de toutes les qualités intellectuelles et morales alors que certains Etats ne visent qu’à une formation unilatérale des vertus civiques que l’on considère comme nécessaires à l’obtention de succès politiques. Par contre, les vertus qui donnent à la société son parfum de noblesse, d’humanité et de respect, on serait moins porté à les inculquer, comme si elles amoindrissaient la fierté du citoyen. Là encore, une allusion très nette aux choix pédagogiques des Etats totalitaires et en particulier de l’Allemagne nazie, coupable d’enlever des écoles l’image du crucifix. Cette éducation, souligne le pape, porterait des fruits bien amers car, déséquilibrée, elle aboutirait à une baisse de moralité. Il faut donc que les pouvoirs publics se résolvent à laisser à l’Eglise la liberté de travailler à la formation des générations, selon les principes de la justice et de la paix. En cela l’Eglise ne cherche pas à domestiquer les Etats mais à en mieux servir les peuples.
(à suivre)
Père Eric IBORRA
Le père Eric Iborra est vicaire de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile à Paris. Il enseigne à l’Ecole cathédrale.