Quelle fut l’attitude de Pie XII face à la persécution à l’encontre du peuple juif ? S’est-il tu ? Si oui, pourquoi ? A-t-il agi ? Sinon, pourquoi ?
Trois écueils à éviter…
Trois éléments sont à prendre en compte d’emblée, afin d’éviter contresens et visions simplistes.
¤ Séparer la persécution antisémite du contexte général
La position de l’historienne Georgette Elgey est assez claire : « Pour des jeunes qui n’ont pas connu cette période, l’Occupation se réduit aux persécutions antisémites. Traiter l’antisémitisme comme un isolat en l’extrayant de son contexte, n’est-ce pas, finalement et paradoxalement, faire le jeu criminel des nazis qui prétendaient que le conflit mondial consistait en une guerre contre les juifs ? » (1)
Paradoxalement, la question de l’attitude de Pie XII face au massacre organisé sera traitée dans ce dossier séparément. D’une part il faut comprendre que cette question n’arrive que dans un second temps, après qu’on eût décrypté l’attitude générale de Pie XII face au nazisme. D’autre part, étant source d’un débat passionné, il a semblé plus judicieux de lui consacrer un plein chapitre.
¤ Terminologie d’une éventuelle condamnation
Une accusation revient souvent sous la plume de journalistes et de nombreux contemporains : Pie XII n’aurait pas dénoncé le génocide, l’holocauste et la Shoah. C’est vrai, ces termes n’apparaissent jamais sous la plume du pape, pour la simple raison que ces termes n’existent pas encore. Donc s’il s’avère que Pie XII a condamné la persécution contre les juifs, il n’aura pas pu le faire avec ces mots forts, créés pour donner une dimension audible à une horreur sans… nom !
¤ La connaissance relative des camps d’extermination
Le plan d’extermination ne fut élaboré que lors de la conférence de Wannsee en 1942. Auparavant, les camps de concentration n’étaient pas proprement dit des camps de la mort. Jusqu’en 1945, date à laquelle les camps furent libérés, la plupart de Européens, y compris proches du régime nazi, ne mesurèrent pas l’ampleur de l’horreur. Il faut se rappeler que les moyens de communication n’étaient pas ceux de maintenant, que les différents totalitarismes en Europe muselaient les différents moyens de transmission, etc.
Jusqu’à quel point Pie XII savait ? C’est une question difficile. Les témoignages sur la méconnaissance réelle de la réalité donne un très fort crédit à l’idée selon laquelle Pie XII ignorait ce qui se déroulait réellement dans les camps et qu’il n’en a eu partiellement connaissance qu’au fur et à mesure. Lorsque, en 1943, Mgr von Galen et Mgr von Preysing alertent le pape sur la déportation massive des juifs, ils ne fondent leur message que sur le témoignage de Margarethe Sauer, elle-même n’ayant vu « que » quelques assassinats à Treblinka, et non un massacre systématique et à grande échelle. La réalité était si démesurée qu’elle parut insensée à ceux qui en eurent connaissance.
Certains témoins et historiens insistent particulièrement sur ce point :
- Raymond ARON (Français) : dans ses Mémoires, il raconte que les Français, notamment ceux à Londres, n’ont jamais pensé que les camps de concentration étaient des camps de la mort à grande échelle.
- Edith DAVIDOVICI (Polonaise) : déportée à Auschwitz à la fin de l’Occupation, le 29 avril 1944, elle en réchappe et confie : « Nous avions vaguement entendu parler de toutes les horreurs qui se passaient par là, mais nous n’y avions pas vraiment cru. » (2)
- Secrétaire d’Etat américain le 30 août 1944 : « Il n’y pas de preuve suffisante pour justifier une déclaration regardant l’exécution en des chambres à gaz. »
- Bernd Freytag von LORINGHOVEN (Allemand): Officier d’état-major de l’armée allemande, il accompagne Hitler et ses proches dans le bunker pour vivre les derniers jours du Reich. La veille du suicide du Führer, il quitte le bunker et tente de sauver sa peau. Il est capturé par l’armée américaine, ainsi que de nombreux autres officiers. C’est à ce moment qu’il entraperçoit ce qui s’est passé dans les camps de concentration : « C’est pendant cette période, grâce aux informations données par les Britanniques, que je commençai à prendre conscience de la nature et de l’ampleur du système d’extermination nazi. » Ce n’est qu’en mai 1945 que cet officier, qui côtoya Hitler tous les jours entre le 21 juillet 1944 et le 29 avril 1945, sut ce qui s’est réellement passé dans les camps de la mort.
- Visser t’HOOFT : Pasteur et chantre de l’œcuménisme de l’après-guerre, il écrit : « C’est l’étrangeté de la situation en 1942-1943. Quantité de gens en Allemagne, dans les pays occupés, neutres ou alliés, avaient entendu des histoires de massacres en masse. Mais l’information était sans effet… parce qu’intellectuellement improbable. Il est possible de se refuser à réaliser pleinement des faits, quand on se sent incapable de faire face aux implications de ces faits. »
- Cardinal WYSZYNSKI raconte lors d’une déposition que, jeune prêtre polonais à l’époque et résistant au nazisme, il avait vaguement entendu des bruits sur les camps de concentration, rumeurs qui se fondaient dans la masse de nombreuses autres : « J’ai seulement su après la guerre ce qui a été fait à Auschwitz et ailleurs, et pourtant j’étais dans le voisinage. »
- Le 27 octobre 1943, l’adjoint du grand rabbin de Rome écrit au pape, demandant à ce que des vêtements chauds soient envoyés d’urgence aux déportés à Auschwitz, preuve qu’il n’avait pas conscience de l’ampleur de l’horreur.
(1) Le Figaro Magazine, 18 octobre 1997
(2) Cité par Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France, Fayard, 2001