Pie XI – XII, réalités et limites de l’opposition

Il est des polémiques qui reviennent de manière cyclique, tel un marronnier. Rares sont ceux qui se lancent dans l’exégèse historique à partir des sources dont nous disposons. Les clichés, même dépassés, sont sans cesse remis au goût du jour. Dans le cadre de ce blog, il en est un certain nombre, que nous traitons mois après mois. L’an dernier, l’historienne Emma Fattorini “exhumait” un discours signé par Pie XI qu’il n’a finalement pu prononcer, étant mort entre-temps. Pie XII fut aussitôt accusé d’avoir enterré ce texte. Ce dernier ne fut ni secret ni enterré, comme l’a expliqué Pierre Gelin sur ce blog, dans un article daté du 1er juin 2007 (cf. Rubrique ‘Polémiques’ : Un discours antifasciste censuré par Pie XII ?).

L’historien Frédéric Le Moal poursuit pour nous la réflexion en étudiant les relations entre Pie XI et Pie XII : s’opposèrent-ils ? Si oui, dans quelle mesure ? Comment la légende a-t-elle pris le pas sur l’historiographie ?

Un article fondamental qui fait la synthèse sur la question.


Une tendance actuelle de l’historiographie, largement relayée par des médias au manichéisme réducteur, pousse à opposer Pie XI et Pie XII, afin de mieux faire ressortir les qualités du premier et les défaillances du second. L’historien américain Michael Phayer avance la certitude – et non l’hypothèse – suivante : « Le cours de l’histoire pour l’Eglise catholique et pour l’holocauste aurait-il été différent si Pie XI avait vécu plus longtemps ? La réponse est oui. (…) Le cours de l’histoire pour l’Eglise aurait-il été différent si Angelo Roncalli avait été élu pape en 1939 et non en 1959 (sic) ? La réponse encore une fois est oui. » Certes, il rajoute immédiatement qu’aucun de ces personnages n’aurait été en mesure d’arrêter l’Holocauste car « l’Eglise n’avait pas de pouvoir sur Hitler » et que Pie XII utilisa bien les services du Vatican pour sauver les Juifs (1). Il n’empêche, cette comparaison entre les différents papes met mal à l’aise dans le sens où elle fait fi de la réalité des relations entre Pie XI et son secrétaire d’Etat et des circonstances historiques dans lesquelles Pie XII a régné.

Une réelle différence de caractère oppose Pie XI et son successeur. Tous leurs biographes insistent sur ce point. Pie XI possède un caractère très autoritaire, que l’âge, puis la maladie ont considérablement accentué. Inflexible, exigeant obéissance et exécution de ses ordres, il terrorise son entourage et les dignitaires ecclésiastiques (2). Face à lui, le pape Pacelli apparaît beaucoup plus prudent, pour certains timoré, attaché à trouver des compromis, fuyant le conflit et le heurt frontal, en un mot diplomatique, là où son prédécesseur ne craignait pas l’affrontement direct, comme le prouvent les encycliques de 1937 et l’offensive contre le fascisme que sa mort a remise en cause. Imprégné des subtilités du langage diplomatique acquis dans les bureaux de la secrétairerie d’Etat qui le forma, Pacelli garde ses habitudes, une fois devenu pape (3). Toutefois, force est de constater que cette différence de caractère s’est révélée d’une grande efficacité.

Une fois devenu secrétaire d’Etat, Pacelli mène une politique en tout point conforme à celle de Pie XI, le caractère de ce dernier ne le portant guère à accepter un collaborateur qui mènerait une action divergente de la sienne. D’ailleurs, sa nomination en 1930 est parfois interprétée comme une orientation plus hostile au fascisme de la diplomatie de Pie XI (4). Connaissant bien l’Allemagne, ayant lu Mein Kampf et les travaux antisémites et anticatholiques d’Alfred Rosenberg, Pacelli éclaire véritablement Pie XI sur les dangers intrinsèques du national-socialisme, alors que les craintes du Souverain Pontife s’orientaient davantage vers le communisme international. C’est la raison pour laquelle le secrétaire d’Etat joue un rôle de tout premier plan dans la rédaction de Mit brennender Sorge. Face aux attaques anticatholiques entreprises en Allemagne, en violation avec le concordat de 1933, Pie XI comme Pacelli, à plusieurs occasions, s’interrogent sur une éventuelle rupture du concordat. Ensemble, ils estiment que l’Eglise ne doit pas prendre l’initiative de la rupture, au risque d’ouvrir les persécutions contre les catholiques. Comme l’écrit Alessandro Duce, « ils apparaissent unis dans la confrontation sur le plan doctrinal et politique avec le national-socialisme. » (5) Ils partagent une commune aversion pour le nationalisme, vu comme une perversion du sentiment patriotique. Tous les deux sont très attachés à la politique concordataire, caractéristique majeure de la diplomatie du pape Ratti. Ensemble ils ont poussé l’archevêque de Vienne, Mgr Innitzer, à se rétracter, et c’est Pacelli qui rédige les termes de la déclaration du cardinal (6). C’est lui qui durcit les discours du nonce à Berlin, Mgr Orsenigo, jugé trop timoré face aux nazis. Quant à l’encyclique jamais rédigée sur l’unité du genre humain, les points principaux de doctrine se retrouvent dans la première encyclique de Pie XII, Summi Pontificatus (20 octobre 1939). (7)

Des divergences entre les deux commencent à s’exprimer à la fin du règne de Pie XI, et uniquement sur une question de forme. Le pape, en rien adouci par la maladie, évolue vers une politique de plus en plus intransigeante, vers une confrontation nette avec le fascisme qui, à partir de 1936-37, s’oriente vers l’alliance avec l’Allemagne et la mise en place d’une législation antisémite qui viole le concordat de 1929 sur les mariages mixtes. Ainsi s’explique la préparation d’une offensive contre le fascisme. Dans le même temps, à partir de 1938, Pie XI ne croit plus aux chances de conciliation avec le pouvoir hitlérien, ce qui ne l’empêche pas d’être prêt à recevoir Hitler au Vatican, lors de son séjour à Rome, pour peu qu’il désavoue la politique de persécution anticatholique. Pacelli, lui, craint les conséquences d’une rupture aussi bien avec Berlin – qui ouvrirait la voie à de nouvelles persécutions – qu’avec Mussolini – qui transposerait en Italie une situation analogue à celle prévalant en Allemagne (8). L’absence d’effets positifs sur les nationaux-socialistes des notes de protestations au sujet des manquements au concordat comme de Mit brennender Sorge (suivie par de nouvelles persécutions) ont prouvé au secrétaire d’Etat l’inutilité des protestations officielles contre un pouvoir démoniaque. Ainsi s’explique l’annulation par Pacelli du discours antifasciste que Pie XI devait prononcer pour les dix ans des accords du Latran (9). Déjà en 1931, lors de la première crise entre Pie XI et Mussolini, Pacelli agit dans le sens de la modération sur la forme. Devant une possible rupture, il déclare au pape : « Votre Sainteté est le pape, et peut faire cet acte : mais si Elle le fait, Elle le fait sans moi. » Pie XI finit par se rallier aux arguments de son secrétaire d’Etat auquel il confie ces quelques mots qui se passent de commentaires : « Je retiens que vous avoir à mes côtés est la plus grande grâce de ma vie. » (10)

En fin de compte, deux éléments doivent retenir l’attention. En montant sur le trône de Saint Pierre, Pie XII adopte une posture différente de celle de Pie XI. Il désire en fait revenir à l’esprit du concordat de 1933 et forcer ainsi les autorités allemandes à le respecter, pour sauver ce qui peut l’être encore. Il aspire donc à reprendre les fils du dialogue car il ne croit pas aux vertus de la rupture. Ainsi déclare-t-il dès son intronisation : « Nous voulons voir, faire une tentative. Si eux veulent la guerre nous ne la craignons pas. » (11) Mais ce qui change profondément son attitude, c’est bien sûr le contexte international. Pie XII est élu le 2 mars 1939 et couronné le 12 mars. Le 15 mars, les troupes allemandes envahissent la Tchécoslovaquie, en violation des accords de Munich. A partir de ce moment-là, la mécanique guerrière se met en place. Londres et Paris accordent leur garantie à la Pologne, prochaine cible évidente de Hitler. La guerre est proche. Cette réalité ne peut qu’accentuer le refus de l’offensive frontale. Désormais pour le pape, il s’agit de sauver la paix mondiale. Dès le mois de septembre, l’Allemagne déchaîne la tempête de haine et de mort. La situation n’est donc plus du tout celle qu’a connue Pie XI, et encore moins celle du pontificat de Jean XXIII ! Pie XII, chef de l’Eglise universelle, règne dans une Europe à feu et à sang, dominée jusqu’en 1944, par une puissance intrinsèquement hostile au christianisme ; il est le chef d’un Etat neutre, pris au piège d’une Italie désormais belligérante ; et surtout, à partir de septembre 1943, les troupes allemandes occupent la Ville éternelle, exerçant une menace mortelle sur la papauté et sur l’Eglise. Emma Fattorini, peu suspecte de sympathie pour Pie XII, reconnaît elle-même que l’état de guerre ne permet plus de mener la même politique (12). L’Allemagne nazie s’est transformée en une machine de mort effroyable, à l’échelle européenne. Se dresser ouvertement contre le nazisme revient à faire des catholiques allemands des opposants déclarés au régime, ce qui, en temps de guerre, relève de la trahison et de la mort. Or, pour Pie XII, « le martyre ne se décrète pas depuis Rome » (13). L’action souterraine, en faveur des Juifs persécutés et sauvés par le clergé et les fidèles catholiques, s’avère donc plus efficace ; ce qui n’empêche pas le successeur de Pie XI de condamner publiquement les persécutions allemandes, comme le prouve indubitablement le message de Noël 1942 dont la portée anti-nazie n’a absolument pas échappé à Berlin où l’on parle d’un « document subversif et démoralisant. »

Force est donc de constater que les attaques contre Pie XII, à travers la glorification du pontificat de Pie XI, ne mènent à rien. Elles prouvent bien au contraire la fragilité des arguments et les faiblesses de l’analyse prétendument historique de ses adversaires.

Une dernière remarque. En 1935, Pie XI affirme que « la paix est inséparable de la justice ». Une fois élu, Pie XII prend comme devise : « opus justitiae pax », la paix est œuvre de justice.

Frédéric Le Moal
Historien

(1) Michael Phayer, La Chiesa cattolica e l’olocausto. L’evoluzione del pensiero ecclesiastico dall’ascesa di Adolf Hitler alla condanna ufficiale dall’antisemitismo nel 1965, Roma, Newton e Compton editori, p.11.

(2) Yves Chiron, Pie XI, Paris, Perrin, 2004, p.122.

(3) Philippe Chenaux, Pie XII. Diplomate et pasteur, Paris, Le Cerf, 2003, p.239.

(4) Andrea Tornielli, Pio XII. Eugenio Pacelli. Un uomo sul trono di Pietro, Milano, Mondadori, 2007, pp.160-161.

(5) Alessandro Duce, La Santa Sede e la question ebraica (1933-1945), Roma, Edizioni Studium, 2006, pp.45-46 et 99.

(6) Yves Chiron, op. cit., p.383.

(7) Georges Passelecq et Bernard Suchecky, L’encyclique cachée de Pie XI. Une occasion manquée de l’Eglise face à l’antisémitisme, Paris, La Découverte,1995, p.208.

(8) Emma Fattorini, Pio XI, Hitler e Mussolini. La solitudine di un papa, Torino, Einaudi, 2007

(9) Ibid., p.214-215.

(10) Andrea Tornielli, op. cit., pp.167-168.

(11) Alessandro Duce, op. cit., p.87-89

(12) Emma Fattorini, op. cit., p.226-227.

(13) Philippe Chenaux, op. cit., p.276.

Et si on en parlait ensemble ? (Chat' anonyme et gratuit)

4 réflexions sur « Pie XI – XII, réalités et limites de l’opposition »

  1. Guy DUJARDIN

    L’ardeur déployee pour défendre PIE 12 demontre que ce pape est
    responsable de la mort de six millions et plus d’étres humains.
    c’est un criminel de guerre, qui méritait la pendaison.

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  2. Philomène

    "guy dujardin" apprenez à lire et à écouter !
    En ce qui me concerne, il n’y a rien de plus noble que de défendre la mémoire d’un JUSTE ! (voir le livre du Rabbin Davi Dalin).
    J’ai du sang juif, et je suis FIERE qu’un homme de cette valeur, LE PAPE PIE XII, ait sauvé, au dire des juifs eux-même, 860 000 juifs des griffes des barbares !

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  3. Philomène

    Jean XXIII et le Général De Gaulle
    Le PAPE JEAN XXIII a rendu un vibrant hommage à son prédécesseur, le Pape Pie XII, en le qualifiant de héros :
    "… en juin 1944 (…) notre prédécesseur Pie XII était heureux de vous accueillir et de s’entretenir avec vous, au cours d’une cordiale audience.
    Vous vous plaisiez alors, à admirer la clarté de vue et la sérénité de jugement de ce Grand Souverain Pontife, la force et l’inaltérable confiance de ce héros de la vérité, dont les enseignements continuent encore de tracer la voie pour tous les hommes de bonne volonté".
    (voir sur le site de "l’ina point fr" la vidéo où le Pape Jean XXIII reçoit le Général De Gaulle).
    Le GENERAL DE GAULLE a nourri toute sa vie un profond attachement à l’Eglise Catholique et à ses Souverains Pontifes, dont le Pape Pie XII.
    Voici la description qu’il donne de Pie XII dans ses mémoires :
    "Le Saint Père me reçoit. Sous la bienveillance de l’accueil et la simplicité du propos, je suis saisi par ce que sa pensée a de sensible et de puissant. Pie XII juge chaque chose d’un point de vue qui dépasse les hommes, leurs entreprises et leurs querelles. Mais il sait ce que celles-ci leur coûtent et souffre avec tous à la fois. La charge surnaturelle, dont seul au monde il est investi, on sent qu’elle est lourde à son âme, mais qu’il la porte sans que rien le lasse, certain du but, assuré du chemin. Du drame qui bouleverse l’univers, ses réflexions et son information ne lui laissent rien ignorer. Sa lucide pensée est fixée sur la conséquence : déchaînement des idéologies confondues du communisme et du nationalisme sur une grande partie de la terre. Son inspiration lui révèle que, seules, pourront les surmonter la foi, l’espérance, la charité chrétienne, lors même que celles-ci seraient partout et longtemps submergées. Pour lui tout dépend donc de la politique de l’Eglise, de son action, de son langage, de la manière dont elle est conduite. C’est pourquoi le Pasteur en fait un domaine qu’il se réserve personnellement et où il déploie les dons d’autorité, de rayonnement, d’éloquence, que Dieu lui a impartis. Pieux, pitoyable, politique, au sens le plus élevé que puissent revêtir ces termes, tel m’apparaît, à travers le respect qu’il m’inspire, ce pontife et ce souverain."

    CDG, Mémoires de Guerre, t. II, p. 236.

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