Saul Friedländer et Pie XII.

Saul Friedländer revient sur la question Pie XII, persiste et signe.

La publication d’un livre de Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. Les années d’extermination, 1939-1945, en 2008, nous avait permis de formuler certaines critiques sur les analyses fournies par ce grand historien de la Shoah. La republication de son livre sur Pie XII et le IIIe Reich, nous fournit une nouvelle occasion de nous pencher sur ses conclusions.

Notons immédiatement qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle édition mais d’une réimpression d’un livre sorti en 1964, republié tel quel, avec quelques ajouts de documents et une postface intitulée Pie XII et l’extermination des juifs. Un réexamen, qui refait le point des avancées de l’historiographie depuis 1964. Un réexamen qui en fait n’en est pas un.

Rappelons sa thèse initiale : Pie XII s’est délibérément tu, n’a absolument rien dit en faveur des juifs persécutés sous l’influence de deux facteurs : une « prédilection particulière » pour les Allemands et un anticommunisme viscéral. Friedländer allait même très loin en écrivant, en conclusion, que le pape, jusqu’à la fin de 1943, souhaitait « une résistance victorieuse des Allemands à l’Est et donc semblaient accepter implicitement un maintien, ne serait-ce que temporaire, de toute la machine d’extermination nazie » (p.281). Pourtant, la nature même des sources utilisées fragilisait, dès le départ, son étude.

Sorti en 1964, en pleine polémique sur le Vicaire de Hochhut, le livre se fondait uniquement sur les archives allemandes et notamment sur la correspondance de l’ambassadeur à Rome von Weisäcker. Les conclusions ne pouvaient qu’être limitées, pour ne pas dire fragiles. En effet, Saul Friedländer ne confrontait pas plusieurs sources entre elles, et livrait de très larges extraits de documents sans réelle analyse critique. Celle-ci lui aurait entre autre permis de préciser que l’ambassadeur Weisäcker, proche du Vatican, atténuait dans ses dépêches les éléments les plus antinazis de la politique pontificale afin d’empêcher Berlin de rompre avec le Saint-Siège. Notons d’ailleurs que l’ambassadeur britannique, sir d’Arcy Osborne, agissait de la même façon, afin de préserver la neutralité du Vatican en cas de lecture de ses télégrammes par des yeux malveillants…

Saul Friedländer, dans une postface à la présente édition, prend en compte les progrès de l’historiographie depuis quarante ans et en vient à la conclusion… que ses analyses de 1964 étaient les bonnes.

Or, sa démarche, une fois de plus, comporte quelques fragilités. Tout d’abord au sujet des livres utilisés. Soit il se réfère aux auteurs les plus critiques à l’égard de la papauté en général (David I. Kertzer), de Pie XII en particulier (Cornwell, sans aucune allusion à sa propre rétraction), soit il cite des historiens sérieux et distancés, mais en prenant de leurs travaux uniquement les passages qui confirment sa thèse (Chesnaux, Wolf, Chadwick).

Saul Friedländer se plaint de la fermeture des archives vaticanes. Pourtant il cite les travaux de Hubert Wolf (dont nous avons parlé dans un précédent texte) sur la politique de Pie XI et de Mgr Pacelli, étude écrite à partir des archives vaticanes. Il en ressort que Pacelli est un fervent antinazi, ce que confirme aussi le livre de Peter Godman. Pas un mot là-dessus chez Saul Friedländer. Cela serait, il est vrai difficile, quand Pie XI, longtemps présenté comme le contre-exemple du pontificat pacellinien, est réduit à un antisémite patent et difficilement repenti…(p.288).

Quant à l’anticommunisme de Pacelli, Saul Friedländer continue à le poser comme le leitmotiv de sa vie. Certes, personne ne le nie. Deux remarques toutefois. Il reste d’abord à prouver que ce sentiment est une faute, et il faut ajouter ensuite que son anticommunisme est absolument équivalent à son antinazisme. Les documents des archives de Pie XI le démontrent indubitablement.

De la même façon, Saul Friedländer présente Pacelli comme favorable au camp nationaliste de Franco pendant la guerre civile. C’est ce que confirment les documents. Outre le fait qu’on a du mal à imaginer le secrétaire d’Etat du Vatican soutenir des républicains qui massacrent prêtres et religieuses, il aurait été nécessaire de rappeler les prudences du Saint-Siège face à un Franco de plus en plus tenté par l’alliance avec l’Allemagne .

Autre exemple éclairant. Son rejet de la personne de Pie XII le conduit à affirmer, en dépit du bon sens le plus élémentaire, que le sauvetage des juifs romains, en octobre 1943, par les couvents ne doit rien au pape. Les religieux « agirent de leur propre chef ». Aucune mention des nombreux travaux, comme ceux d’Andrea Riccardi, qui prouvent l’intime convergence entre les institutions catholiques et le pape, lequel agit avec une infinité prudence afin de ne pas les compromettre et de ne pas provoquer leur invasion (ce qui a été le cas à deux reprises, par des fascistes italiens). Il est vrai que l’étude citée par Saul Friedländer est celle de Suzan Zuccotti, particulièrement sévère à l’égard de Pie XII.

La postface s’étend longuement sur l’attitude des Eglises locales. Selon lui, leur attitude d’expectative devant l’extermination des juifs s’explique par celle de Pie XII. Les évêques « pouvaient au fond se sentir justifiés, à moins qu’ils ne fussent paralysés, par la passivité du pontife. » De même, il met ses pas dans ceux du courant historiographique actuel (citons les travaux de Giovanni Miccoli) qui travaille sur le lien entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme national-socialiste et sur la notion d’antisémitisme défensif présent dans de nombreux cercles et courants de l’Eglise catholique (cf. Hubert Wolf). Cette ambiance aurait en quelque sorte favorisé la passivité face à la Shoah. En laissant une entière liberté d’action aux évêques, Pie XII laissait à ces sentiments antisémites un espace pour s’exprimer et empêcher les condamnations publiques et le sauvetage des persécutés. C’est là, il est vrai, une piste de recherche qui demande à être approfondie.

Qu’il nous soit cependant permis de faire une remarque. A Rome même, là où l’influence du pape, évêque de la ville, est logiquement la plus forte, les portes des couvents se sont ouvertes. Il est donc clair que l’existence de sentiments antijudaïques, voire antisémites, n’a nullement empêché des religieux d’ouvrir leurs portes et de sauver des milliers de personnes qui, en 1944, vont au Vatican remercier leur sauveur…

La postface se termine par une mise en accusation de Pie XII. Son choix du silence serait « raisonnable » seulement dans le cas où l’Eglise se limiterait à une institution purement politique. Or, écrit Saul Friedländer, sa posture morale lui commande, face à des circonstances dramatiques, « de quitter le niveau des intérêts institutionnels pour celui du témoignage moral. » Pour l’historien, il n’y aurait eu qu’un seul témoignage moral acceptable : une protestation publique dénonçant la criminelle entreprise des nazis contre les juifs, par un pape dressé depuis la basilique Saint-Pierre et appelant à l’arrêt de l’extermination. Pie XII ne l’a pas fait. Sauf d’être de mauvaise foi ou partisan, on connaît les raisons de ce choix qui n’ont absolument rien à voir avec de l’antisémitisme et ou de la sympathie pronazie. Il a agi avec une infinie prudence, dans un monde livré au Mal, pour sauver ceux qui pouvaient l’être, tout en ne cessant de s’interroger sur la pertinence de son action.

Un témoignage moral ? N’en trouve-t-on pas dans les discours de Pie XII, dans les postes offerts à la bibliothèque vaticane aux intellectuels juifs chassés d’Italie, dans la protestation directe auprès du régent de Hongrie Horthy, dans l’ouverture de Castel Gandolfo et des couvents romains et finalement dans l’absence de tout écrit antisémite ?

Et si on en parlait ensemble ? (Chat' anonyme et gratuit)

4 réflexions sur « Saul Friedländer et Pie XII. »

  1. syber

    Merci encore M. Le Moal de votre analyse très pertinente. J’apprécie beaucoup la très haute qualité scientifique des articles de ce blog, étant moi-même spécialiste du sujet en ce qui concerne la France.
    Saul Friedländer est un très grand spécialiste de la Shoah mais son dernier livre, comme d’autres aussi, n’est qu’une réédition de son ouvrage de 1964. J’avais aussi remarqué qu’il n’avait pas croisé les sources des ambassadeurs allemands à Rome avec d’autres sources.

    Mais un fait peut expliquer le manque de nuance de cet historien.
    Saül Friedländer, orphelin juif caché en France dans une institution catholique et baptisé, est un témoin emblématique de la situation des Juifs étrangers dans la France occupée.
    Ceci posé, il faut prendre en compte ce que l’historien Thomas Brechenmacher a défini comme la doctrine du double protectorat (protéger la société des Juifs et protéger les Juifs de l’antisémitisme), doctrine que ne reprend pas Pie XII dans Summi Pontificatus en 1939 alors que la fameuse encyclique “cachée” de 1938 y fait explicitement allusion. Le Saint-Siège n’a pas voulu reprendre à son compte cette doctrine qui a été appliquée dans les Etats Pontificaux pendant des siècles (ghetto de Rome).

    Toutefois, cette doctrine du double protectorat a été celle de l’épiscopat français au début de l’Occupation. Les évêques de France s’en sont repentis à Drancy en 1997. Par la suite la position de l’épiscopat français s’est totalement retournée. On oublie un peu vite en France que 75% des Juifs ont eu la vie sauve et l’Eglise de France n’est absolument pas étrangère à ce salut.

    Quant au jugement final de Saül Friedländer sur le témoignage moral qu’aurait dû rendre Pie XII, il ne connaît pas le sujet. Pie XII a rendu ce témoignage moral plus d’une fois mais il n’a jamais prononcé distinctement le mot de Juif quand il a désigné les victimes raciales des nazis. On peut tout autant appliquer aux Juifs contraints d’embrasser la foi catholique ce passage étonnant de l’encyclique de Pie XII, Mystici Corporis, publiée le 29 juin 1943, qui vise ce que Friedländer a vécu et pourtant le mot de Juif n’est pas prononcé :

    “Si donc il arrive parfois que, contrairement à la doctrine constante du Siège apostolique, quelqu’un soit amené malgré lui à embrasser la foi catholique, nous ne pouvons nous empêcher, conscient de notre devoir, de réprouver un tel procédé.”

    Mystici Corporis, deuxième encyclique de Pie XII rédigée au coeur même de la guerre, laisse entrevoir le retournement doctrinal à l’égard des Juifs. Toujours sans prononcer le mot de Juif, Pie XII donne ainsi l’interprétation de sa première encyclique Summi Pontificatus :
    “Pour ceux là mêmes qui n’appartiennent pas à l’organisme visible de l’Eglise, vous savez bien, Vénérables Frères, que, dès le début de Notre Pontificat, Nous les avons confiés à la Protection et à la conduite du Seigneur (…) car (…) ils se trouvent ordonnés au Corps Mystique du Rédempteur.” Ce ne sont pas de petits mots, il les a fait répéter à Radio Vatican quelques semaines plus tard pour rétablir des propos du pape que la propagande nazie avait déformés. L’assistance que Pie XII a procurée aux Juifs de Rome a joint les gestes à la parole en octobre 1943 au moment de la rafle. “Qui touche aux Juifs touche à la prunelle de Notre Seigneur” disait Saint Bernard.

    Ces quelques phrases de Mystici Corporis sont aussi contemporaines de l’ appel de Pie XII en faveur des persécutés raciaux qu’il a lancé le jour de la Saint Eugène devant les cardinaux le 2 juin 1943 :
    “Vous ne vous étonnerez pas, (…), si notre coeur répond avec une sollicitude toute prévenante et émue aux prières de ceux qui tournent vers nous un regard d’anxieuse imploration, tourmentés comme ils le sont, à cause de leur nationalité ou de leur race, (…) livrés sans faute de leur part à des mesures d’exterminations.”

    Le journal La Croix en France a pu publier ces phrases malgré une censure tenace et  le comité d'information du Consistoire central israélite les a diffusées dans un tract clandestin.

    Je tiens bien volontiers à votre disposition toutes les références des informations ci-dessus.

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  2. Lucio

    Syber, vos informations sont très intéressantes. Vous écrivez : “Les évêques de France s’en sont repentis à Drancy en 1997. Par la suite la position de l’épiscopat français s’est totalement retournée.” Cette proposition n’est pas très claire : retournée comment, quand et à propos de quoi ? Sur la base de quel document ou déclaration ? Cela me semble important, car cette repentance de Drancy est instrumentalisée en permanence par ceux qui accusent l’Eglise d’avoir allègrement embrassé le nazisme : ils disent : voyez, les évêques eux-mêmes reconnaissent que l’Eglise est coupable.

    D’autre part si vous pouviez donner la source de cette citation de saint Bernard…

    Vous remerciant –

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  3. syber

    Merci Lucio, je vais essayer de clarifier ma pensée. Dans ce commentaire, je suis en train de résumer ma thèse de doctorat que j’ai soutenue samedi dernier à la Sorbonne. Ma thèse qui représente sept années de recherches porte le titre suivant :
    L’Église catholique et la persécution des Juifs pendant l’Occupation en France (1940-1944) : entre incompréhension et sauvetages (865 pages).

    Dans le passage que vous citez de mon commentaire précédent, il est question de la doctrine du double protectorat que j’ai exposée. Or cette doctrine n’a pas empêché l’épiscopat français d’aider les Juifs, comme le soutient Saül Friedländer ou encore Giovanni Miccoli.

    Au début du régime de Vichy l’épiscopat de zone libre a tracé les conditions et les limites d’un éventuel statut des Juifs et a donné cet avis au Ministre des Affaires étrangères Paul Baudouin, qui fut un des signataires de ce que l’on appelle le Premier statut des Juifs. Ce sont des faits qui méritent repentance car ce premier statut confère aux Juifs de France une citoyenneté inférieure aux autres Français.

    Mais le texte de la repentance de Drancy comporte de graves faiblesses historiographiques et ne tient pas compte non plus des conditions propres à l’occupation allemande en France.

    Je vais maintenant expliquer ce retournement. En même temps qu’il a donné cet avis, l’épiscopat de zone libre s’est engagé au côté du Consistoire israélite de France dans la lutte contre l’antisémitisme. Je ne peux résumer ici les moyens que les évêques avaient pour agir auprès du gouvernement de Vichy mais mes recherches croisent les sources catholiques inédites (plus de vingt fonds différents) et les sources juives (fonds du Consistoire central israélite) qui concernent l’Occupation. Ma thèse ne porte pas de jugements interprétatifs, elle reconstitue les faits et les replacent dans le contexte de la guerre.

    Au moment des rafles de l’été 1942 et jusqu’à la fin de la guerre, beaucoup d’évêques ont accompli des sauvetages clandestins. Ils ont été sollicités par les rabbins et les résistants juifs qui ont sauvé leurs coreligionnaires. Ces évêques ont engagé toutes les forces de leur diocèse dans une France occupée et morcelée où l’espace diocésain, propre aux catholiques, a donné toute sa mesure. Ma thèse a défini sept diocèses refuges de Juifs en France mais le travail peut se poursuivre et en définir d’autres. J’ai donc montré et étudié ce retournement de situation qui a permis d’encourager la population française à aider les Juifs persécutés.

    À propos de saint Bernard je vous invite à consulter :
    http://www.citeaux.net/collectanea/

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  4. Jean Boutan

    Vous ne citez pas dans votre commentaire l’homélie citée par Friedlander, prononcée par Pie XII au collège des cardinaux la veille de Noël 1942, dans laquelle il parle du déicide des Juifs. Parler de ce déicide à la fin de 1942 est simplement monstrueux!
    Vous citez beaucoup de gens favorables à Pie XII, mais que dire de la politique vaticane de la première moitié du XXè siècle, telle qu’elle ressort du livre d’Annie Lacroix-Riz, sur le Vatican et le IIIè Reich?
    L’Eglise catholique défend comme toujours l’indéfendable, depuis le massacre de la St Barthélémy, dont elle s’est repenti quatre siècles plus tard.

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