Saul Friedländer et Pie XII

Saul Friedländer vient de publier un nouveau livre sur l’extermination des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Très fortement relayé dans les média, cet ouvrage évoque à plusieurs reprises l’attitude de Vatican avec, en première ligne, Pie XII.

Analyse historique d’un ouvrage intéressant aux thèses néanmoins discutables, par l’historien Frédéric Le Moal.


Ceux qui s’intéressent à la « question Pie XII » connaissent le nom de Saul Friedländer. Grand historien du nazisme, mondialement connu, ce rescapé de la Shoah a consacré sa vie et son œuvre à comprendre les mécanismes conduisant à la monstruosité de l’extermination des Juifs en Europe. Il s’est fait connaître par un livre publié dès 1964, intitulé Pie XII et le IIIe Reich. Dans un article diffusé sur le site, Pierre Gelin s’est déjà penché sur cet ouvrage, en mettant l’accent sur la fragilité de ses sources : les rapports de l’ambassadeur von Weizsäcker alors même que les documents diplomatiques du Vatican demeuraient inaccessibles.

Dans son nouveau et très dense livre consacré à l’extermination des Juifs entre 1939 et 1945 (1), Saul Friedländer consacre plusieurs pages à Pie XII. Au sein des permanences de ses analyses historiques, se dégagent un certain nombre d’évolutions intéressantes à étudier.

Il conserve cette sourde hostilité à l’égard de Pacelli décrit comme un homme froid, conservateur, « distant et autocratique », imprégné de sa supériorité intellectuelle – en contradiction avec le portrait tracé par d’autres biographes, favorables ou non à Pie XII, qui insistent au contraire sur sa chaleur humaine, sa sensibilité et sa compassion (2) – , un pontife obsédé par l’anticommunisme, désireux en conséquence de préserver l’Allemagne nazie de la catastrophe, mettant ainsi de côté son horreur du national-socialisme (3). L’auteur reconnaît que Pie XII n’est pas antisémite, et on ne peut que s’en féliciter ! Il maintient par contre qu’il n’éprouve pour les Juifs aucune sympathie, mettant ainsi de côté les éléments prouvant le contraire : son amitié de jeunesse avec le jeune juif Guido Mendes (que Pacelli contribue à sauver en 1938), sa participation à un repas de Shabbat et ses discussions théologiques avec des membres de la communauté juive de Rome, ses entretiens en 1917 avec Nahum Sokolow, un des dirigeants du mouvement sioniste, qui a souligné le bon accueil que Pacelli lui a réservé, son intervention auprès des autorités allemandes pour éviter un pogrom turc contre les Juifs de Palestine, toujours en 1917 (4). Et si Saul Friedländer atténue l’opposition entre Pie XI et son successeur (sur laquelle il fondait, de son aveu même, une partie de ses analyses de 1964 et qui le poussait à voir dans Pie XII une « aberration »), c’est pour néanmoins les réunir dans l’antijudaïsme ! Sentiment qui, rappelons-le, n’a pas empêché Pie XI de critiquer très fortement l’interdiction de l’Ancien Testament dans les écoles allemandes, dans des lignes magnifiques de l’encyclique Mit brennender Sorge, rédigée par Pacelli ; et même de lancer « nous sommes spirituellement des sémites ».

On ne peut que difficilement suivre Saul Friedländer quand il reprend la fameuse dépêche de l’ambassadeur Weizsäcker du 17 octobre 1943 – et qui décrit le pape comme prêt à ne pas bouger face aux rafles de Rome – sans expliquer que le diplomate atténue la teneur de son entretien avec le cardinal Maglione, « cherchant à ne pas créer des tensions qui auraient pu aboutir à des représailles » (5). Nous nous contenterons de rajouter que les dépêches de l’ambassadeur britannique, sir d’Arcy Osborne, sont elles aussi à manier avec précaution puisqu’il y atténue volontairement les attitudes favorables aux Alliés exprimées par les responsables du Saint Siège afin de ne pas en compromettre la neutralité. Il sait, en effet, que le services secrets italiens ouvrent les valises diplomatiques (6).

De même, Saul Friedländer affirme, en reprenant les travaux à charge de Susan Zuccotti, que le sauvetage des Juifs romains ne doit rien aux initiatives papales, en contradiction avec les innombrables témoignages des acteurs de l’époque, le nonce Roncalli (futur Jean XXIII) en premier lieu (7). Comment peut-on vraiment imaginer l’ouverture de Castel Gandolfo aux réfugiés juifs sans intervention du pape ? Comment peut-on sérieusement penser que des couvents, parfois de religieuses cloîtrées, aient pu s’ouvrir sans l’autorisation de leur évêque, le pape ? (8) Une telle action requiert, de la part de ce dernier, une infinie prudence afin de ne pas exposer les religieux et leurs institutions aux représailles des SS (comme ce fut hélas le cas à certaines reprises (9)). Comme le rappelle Andrea Tornielli, il n’existe aucun document prouvant des interventions papales (10). Et pour cause ! Comment en effet imaginer de tels ordres écrits dans une ville occupée par des Allemands ?

Pour expliquer l’attitude générale de Pie XII, Saul Friedländer abandonne la thèse de l’antisémitisme larvé du pontife et admet finalement celle de la prudence d’un homme effrayé par des protestations publiques dont les conséquences seraient dramatiques. Pour autant, Saul Friedländer nuance immédiatement son propos en portant le débat sur une confrontation entre la politique et la morale qui ne nous semble pas pertinente. Il écrit que le choix de Pie XII serait « raisonnable » seulement dans le cas où l’Eglise se limiterait à une institution purement politique. Or, écrit-il, sa posture morale lui commande, face à des circonstances dramatiques, « de quitter le niveau des intérêts institutionnels pour celui du témoignage moral » (11). Cette analyse peut être discutée sur deux points. D’abord, politique et morale, ou plutôt foi, sont, au Vatican, inextricablement liés, la première toujours mise au service de la seconde. Ensuite, qu’entend-on par « témoignage moral » ? Les nombreux discours de Pie XII n’en sont-ils pas ? Que dire de l’action souterraine de sauvetage des juifs persécutés ? des postes offerts à la bibliothèque vaticane aux intellectuels juifs chassés d’Italie ? de la protestation directe auprès du régent Horthy ? des écrits innombrables et absolument sans ambiguïté condamnant le national-socialisme ? des réfugiés de Castel Gandolfo et des couvents romains ?

Le nœud de la discussion réside dans la différence d’appréciation de l’attitude pontificale. Pour Saul Friedländer, Pie XII n’a rien fait alors que pour de nombreux autres historiens, il a, au contraire, agi mais pas comme Saul Friedländer aurait aimé qu’il le fît. Son analyse renvoie aux interrogations actuelles sur l’attitude générale des contemporains face au plus grand crime de l’histoire de l’humanité et qui poussent à ériger l’historien en juge, comme le montrent les polémiques sur l’attitude des Américains en 1944-1945. André Kaspi agite le danger de l’anachronisme et pose le problème en des termes parfaitement utilisables pour « le cas Pie XII » : « Devons-nous dénoncer, accuser et condamner des hommes et des femmes, avec leurs forces et leurs faiblesses, qui ont cru agir pour le mieux ? Pourquoi n’acceptons-nous pas en 2005 que les nazis portent seuls la responsabilité d’un crime contre l’humanité ? Sommes-nous contraints de sombrer dans la repentance ? Le débat sur le bombardement d’Auschwitz révèle les complexités de notre temps plus que celles de 1944 » (12)

Frédéric LE MOAL

(1) Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs. Les années d’extermination, 1939-1945, Seuil, Paris, 2008
(2) Andrea Tornielli, Pio XII. Eugenio Pacelli. Un uomo sul trono di Pietro, Milano, Mondadori, 2007; Michael Payer, La Chiesa cattolica e l’olocausto. L’evoluzione del pensiero ecclesiastico dall’ascesa di Adolf Hitler alla condanna ufficiale dall’antisemitismo nel 1965, Roma, Newton e Compton editori, 2001, p.9.
(3) Saul Friedlander, op. cit., p.115.
(4) Andrea Tornielli, op. cit., p.23-25 et 69-71.
(5) Andrea Tornielli, op. cit., p.420.
(6) Owen Chadwick, Gran Bretagna e Vaticano durante la seconda guerra mondiale, Edizioni San Paolo, Roma, 2007, p. 280-281.
(7) Voir la somme de témoignages rassemblés par David Dalin, Pie XII et les juifs. Le mythe du Pape d’Hitler, Tempora, Perpignan, 2007, p.124 et suivantes.
(8) Voir à ce propos les travaux de Michael Tagliacozzo, cités par David Dalin, p.126-127.
(9) Pierre Blet, Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Perrin, Paris, 1997, p.246.
(10) Andrea Tornielli, op. cit., p.424-425.
(11) Saul Friedländer, op. cit., p.704-705.
(12) André Kaspi, « Fallait-il bombarder Auschwitz ? » in L’Histoire, n°294, janvier 2005.

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